Le thermomètre tourne encore autour de zéro, les petits matins sont blancs de givre, mais le printemps bouscule déjà le vieil hiver ; le soleil chasse plus tôt la nuit et se couche à regret ; parmi l’herbe, les perce-neige faiblissent et se fanent, tandis que d’insolentes primevères poussent leurs petites têtes ; les forsythias explosent en soufre presque tous en même temps dans les jardins, et les jonquilles, ici et là, balancent leurs gracieuses corolles orange et citron.
Les après-midis tiédissent la fraîcheur des ombres où parfois traînent les dernières écharpes de neige, tandis que s’enhardissent les mésanges et les bergeronnettes, en narguant les sombres patrouilles des buses et des autours. Les ruisseaux vagabondent hors de leurs lits, laissant par places des mares dans les creux, qui mouillent les pieds des aulnes et des frênes encore tous nus. Les sous-bois sont tout transparents et les lointaines collines portent encore cette grisaille hivernale, bleuissant au soleil.
Ce beau spectacle offert tous les ans ne nous lasse pas, au contraire, il nous donne ce sentiment diffus de joyeux renouveau, propre à faire oublier quelques instants soucis et chagrins. Ce goût délicieux et un peu acide de la saison dans son enfance, nous le savons éphémère, nous nous souvenons que la poussée de la sève va si vite changer tout cela en profusion verte, et que la saison nouvelle va prendre au trot puis au galop le chemin de l’été.
Lorsque vous lirez ces lignes, ami lecteur, tout aura changé, les arbres auront verdi, les oiseaux auront presque façonné leur nid, les dernières traces de congères auront fondu, les ruisseaux seront assagis, et l’herbe poussera dru dans les prés et au bord de routes ; et vous aurez peut-être abandonné écharpe, moufles et bonnet, à moins qu’un soubresaut d’agonie hiémale ne nous ramène provisoirement aux gelées et frimas.
Il y a ceux qui cherchent Dieu, ceux qui L’outragent ou s’en détournent
Mais en attendant, on se prend à souhaiter que se prolonge la calme émergence du très jeune printemps, que la nature prenne plus longuement la pose pour nous, avec ses fleurs timides, ses oiseaux nouveaux et ses naissances douces.
Mais hélas, nous le savons, la vie ne s’arrête pas, la trêve éclate comme une bulle de savon, et le monde va son train ; parmi les hommes, certains s’invectivent et s’entretuent, d’autres travaillent durement, ou ne travaillent plus, d’autres encore poursuivent leurs chimères d’avoir et de puissance. Il y a ceux qui rêvent d’amour, et ceux qui en vivent, et ceux qui naissent et ceux qui meurent, ceux qui cherchent Dieu, ceux qui L’outragent ou s’en détournent, ceux qui en s’oubliant se retrouvent, ceux qui donnent et ceux qui prennent, ceux qui pleurent et ceux qui rient, ceux qui jouissent et ceux qui prient ; il y a les aveugles enchaînés, et le petit nombre de ceux qui voient la face cachée des choses.
Le monde est bien un peu au froid, ces derniers temps, et, dans le tourbillon de ce qui ne va pas, on se demande ce qui va … C’est pourquoi, ami lecteur, il est si utile et important de goûter pieusement le printemps qui nous est donné si généreusement tous les ans, en espérant et en travaillant pour qu’un jour à son image s’adoucisse le pauvre monde en hiver.