Elle erre dans le parc de sa maison de retraite – à moins que ce ne soit un asile ? – sous le regard indifférent des infirmiers. Elle ne sait plus où elle est, elle ne reconnaît plus personne. En un mot, elle a perdu la boule. De temps en temps, elle crie : « Pierre ! » mais aucun Pierre n’est jamais venu la visiter. Tous les jours, elle jette de l’argent par les fenêtres de sa chambre. Les jardiniers et le personnel soignant le récupère et se le partage. Elle dépense sans compter et préfère depuis longtemps rémunérer les fonctionnaires des nombreux hôpitaux qu’elle a fréquentés, jusqu’à leur offrir moult logements de fonctions, plutôt que rembourser ses médicaments. De la même manière, à force de fréquenter les établissements hospitaliers, elle néglige les médecins libéraux qu’elle avait imaginé pouvoir transformer en fonctionnaires et regrouper dans des hôpitaux publics, sa véritable passion depuis qu’elle est bonne à enfermer.
Son compte est dans le rouge depuis belle lurette mais, bon prince, son banquier ferme les yeux. Il faut dire que, avant de devenir complètement folle, elle avait eu une idée de génie : compléter ses propres ressources par celles de ses congénères. Eux-mêmes un peu ramollis du bulbe, ils avaient accepté sans trop rechigner de se faire taxer tels de jeunes collégiens rackettés à la récré. En plus de leurs cotisations ils s’étaient résignés à lui payer plusieurs taxes supplémentaires dont une qu’elle avait eu l’idée d’affubler du qualificatif de « généralisée », ce qui était à la fois vrai et cynique. Du grand art !
On ne comptait plus les procès en infanticides qu’on lui avait intentés. On l’avait accusée d’avoir étouffé ses enfants au prétexte d’un « modèle social » qu’elle avait inventé dans son délire mais on n’avait jamais pu obtenir sa condamnation. Ce n’étaient pas les preuves qui manquaient mais l’intime conviction des juges qui faisait défaut.
Quelquefois, un visiteur vient la voir pour la féliciter et lui parler de son père naturel, un certain monsieur Laroque. Elle ne se souvient pas. On lui explique sa victoire posthume : les assurances privées obligatoires, c’est-à-dire une nouvelle strate de prélèvements destinés à pallier sa propre carence. Elle ne comprend rien.
La Sécurité Sociale a soixante-dix ans.