On croyait que la Suisse n’avait pas vocation à nous surprendre. Du moins était-il entendu, si jamais ce pays sage entre tous venait à s’autoriser un peu de fantaisie, que la finance suisse, l’horlogerie suisse et le chocolat suisse demeureraient des repères immuables.
De telles certitudes n’ont plus lieu d’être, depuis que la Banque nationale suisse (BNS) a annoncé, le 15 janvier, qu’elle cessait de défendre le cours plancher de 1.20 franc pour 1 euro et laisserait dorénavant la monnaie nationale s’apprécier librement. Les réactions, tant sur le marché des changes qu’à la bourse de Zurich, ont été très violentes : en quelques minutes le franc a fait un bond de 15%, tandis que les actions cotées en Suisse baissaient de plus de 8% en une séance. L’annonce d’une telle décision ne pouvait être que brutale. Pour ne pas alimenter la spéculation, il était en effet essentiel que la banque centrale ne laisse filtrer aucune information : trois jours auparavant, le vice-président de la BNS mentait consciencieusement à la presse, affirmant que le taux-plancher restait « le pilier de la politique monétaire suisse ».
La plus vénérable des institutions financières helvétiques a ainsi mis fin sans prévenir à une situation instaurée en septembre 2011 et que chacun se plaisait à croire éternelle. Cette politique avait d’ailleurs porté ses fruits : en indiquant, il y a trois ans, qu’elle était disposée à créer autant de monnaie qu’il serait nécessaire pour limiter la hausse du franc par rapport à l’euro, la BNS avait découragé les spéculateurs et offert des conditions relativement favorables aux exportations helvétiques. Grâce aux interventions régulières de la banque centrale durant cette période, le franc n’a jamais franchi la limite fixée et l’économie suisse a connu une robuste croissance : le chômage atteignait 3,4% en décembre ; les excédents commerciaux se sont maintenus à des niveaux élevés ; la dette publique ne dépasse pas 35% du PIB. Une telle situation économique ferait le bonheur de la plupart des gouvernements. Pourquoi donc y avoir mis fin ?
Les dangers de l’instabilité
Certes, le schéma conçu en 2011 avait été présenté dès l’origine comme une solution temporaire, mais tout laisse penser qu’elle aurait pu perdurer. Lorsqu’une banque centrale se résout ainsi à créer de la monnaie sans limite pour maintenir la stabilité de sa devise, elle expose l’économie à un risque majeur : celui de l’inflation. Or, depuis 2011, la Suisse a enregistré un léger recul des prix, encore accentué au cours des dernières semaines par l’effondrement des cours du pétrole. La BNS aurait donc pu, sans danger, continuer à créer des francs et accumuler des réserves de change. A l’inverse, la hausse du franc contre l’euro devrait avoir un fort impact négatif sur l’activité des entreprises. Partant de ce constat, de nombreux commentateurs ont sévèrement critiqué un choix qu’ils disaient ne pas comprendre. Dès le 16 janvier, les analystes d’UBS ont révisé leurs prévisions de croissance, les ramenant de 1.8% à 0.5% pour 2015 et de 1.7% à 1.1% pour 2016. Bien que les responsables politiques suisses s’efforcent d’atténuer ces craintes et jurent que l’actuelle surévaluation du franc ne devrait pas durer, la perspective d’une augmentation du chômage jusqu’au niveau inouï de 3.8% paraît désormais certaine.
Comment donc expliquer une telle décision ? Sachant qu’elle a été prise par les trois directeurs généraux de la BNS, il semble raisonnable d’exclure l’hypothèse d’un accès de folie. Tout laisse à penser qu’il s’agit d’un véritable choix politique, destiné à mettre un terme au dilemme dont la politique monétaire suisse était prisonnière. Celle-ci était guidée jusqu’à présent par deux objectifs contradictoires : d’une part, la volonté de favoriser le développement économique de la Suisse par le biais des exportations, de l’autre, le souci de la juste valorisation du franc dans un marché des changes largement déstabilisé par les interventions massives des grandes banques centrales. Le premier de ces objectifs supposait le maintien coûte que coûte de la parité de 1.20 franc pour 1 euro ; le second, l’abandon de cette politique afin de ne pas fausser exagérément le jeu de l’offre et de la demande. Une telle contradiction était intenable.
Inéluctable ?
Comme souvent, ce sont les circonstances qui ont imposé un choix. Depuis l’instauration du cours plancher en 2011, la BNS avait été quasiment l’unique grande institution en position d’acheter de l’euro. Cette politique a entraîné la croissance continue de son bilan, qui dépasse aujourd’hui les 470 milliards de francs, soit l’équivalent de 85% du PIB. Après six ans d’interventions massives sur les marchés (« Quantitative Easing »), celui de la Réserve fédérale n’excède pas 25% du PIB américain. On comprend que les dirigeants de la BNS aient pu être effrayés par une telle masse de capitaux, d’autant plus qu’on y comptait déjà 171 milliards d’euros : la moindre fluctuation de la monnaie unique sur les marchés exposait la Suisse à des pertes considérables. Au cours des derniers mois, la crise économique persistante en Europe et la vigueur retrouvée du dollar ont encore contribué à réduire les maigres marges de manœuvre qui restaient à la Suisse. Face à l’emballement incontrôlable des marchés, le maintien du franc à son niveau de 2011 aurait nécessité, pour le seul mois de janvier, des achats d’euros dépassant les 100 milliards de francs. Avant quelques semaines, le bilan de la BNS aurait ainsi largement dépassé 100% du PIB.
Dans de telles conditions, toute résistance était vouée à l’échec. L’idée, brièvement évoquée il y a quelques mois, de rattacher le franc suisse à un panier de monnaies incluant le dollar aurait pu être mise en œuvre, si du moins les autorités helvétiques avaient disposé du temps nécessaire. Mais le temps pressait : bien qu’elle ait tout fait pour sauver les apparences, la BNS a pris sa décision sous la pression des événements. La veille de son annonce (14 janvier), la Cour de justice de l’Union européenne avait en effet autorisé le lancement du programme de rachat d’actifs, voulu par la BCE et contesté par l’Allemagne. Une fois levé ce dernier obstacle juridique, plus rien ne pouvait empêcher la banque centrale d’inonder les marchés de liquidités et de faire baisser les taux d’intérêt sur les dettes publiques européennes, en rachetant massivement des obligations d’Etat. Dans ces conditions, il n’aurait fallu que quelques jours pour que le bilan de la BNS dépasse de loin les 100% du PIB. Et il s’en est effectivement fallu de peu : dès le 22, Mario Draghi annonçait son intention de procéder à des achats de titres pour plus de 1000 milliards d’euros sur un an. La BNS a, en quelque sorte, préféré démonter son cours plancher, plutôt que de laisser la BCE le défoncer à coups de massue quelques jours plus tard.
Un obstacle à l’exportation
Quelles seront les conséquences à moyen terme de cette semaine pleine de rebondissements ? Pour la Suisse, elles sont assez évidentes : la forte appréciation du franc va renchérir les produits de l’industrie helvétique et constituer un obstacle à l’exportation. En revanche, les secteurs qui font appel à des produits importés (à commencer par l’énergie, qui connaît en parallèle, une phase de baisse historique) vont bénéficier de la valeur accrue de la devise nationale. Les secteurs les plus touchés seront ceux qui réalisent l’essentiel de leur production sur le territoire suisse et tirent de l’étranger l’essentiel de leurs revenus (libellés en devises) : l’horlogerie, le tourisme, le secteur bancaire off-shore. Ces difficultés sont donc loin d’être négligeables, mais pour une économie tout entière tournée vers la qualité et l’innovation, en particulier dans des secteurs à forte valeur ajoutée comme la pharmacie et la mécanique de précision, il s’agit là d’un défi qui sera aisément relevé. Les dirigeants d’entreprises et les actionnaires s’affligeront sur la baisse des marges, menaceront pour la forme de délocaliser, et se remettront au travail.
A l’échelle internationale, les événements des derniers jours ont confirmé de manière éclatante que la BNS a pleinement rempli la mission qui lui avait été implicitement assignée lors de sa fondation en 1907 : maintenir le statut de place refuge qui constitue l’un des atouts stratégiques de la Suisse. A ce titre, la hausse du franc apparaît d’autant plus significative qu’elle aurait dû être empêchée par l’instauration de taux négatifs depuis quelques jours. Malgré l’absence de rémunération, les investisseurs sont prêts à payer pour bénéficier de la stabilité financière qu’offre la Suisse. Les citoyens suisses peuvent bien s’interroger avec angoisse sur leur capacité à préserver leur « voie souveraine » (Alleingang), au milieu d’une Europe en crise. Les marchés, eux, ne s’y trompent pas.