Civilisation
La Défaite de l’Occident selon Emmanuel Todd
La guerre entre la Russie et l’Ukraine, si tel est le mot approprié, et non plus celui d’opération militaire spéciale, a jeté un trouble profond dans nos esprits.
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Qu’il s’agisse d’arrêter la guerre ou d’affaiblir les Russes, les sanctions actuelles ne seront pas plus efficaces que leurs devancières. Et d’autant moins que les indicateurs choisis, comme le PIB, faussent la perception des décideurs, par ailleurs insensibles aux véritables variables de l’équation, comme les matières premières ou les relations diplomatiques extra-occidentales.
La guerre en Ukraine a provoqué des sanctions sans précédent contre la Russie. Cependant, celles-ci n’étaient pas les premières. Dès 2014, à la suite des événements de Crimée, les États-Unis avaient décidé des sanctions qui visaient les investissements dans les infrastructures pétrolières russes, et ciblaient la construction des pipelines et gazoducs. L’Union européenne avait suivi, sanctionnant des personnes et des entités financières russes. Ces sanctions furent régulièrement prolongées jusqu’en 2022. Néanmoins, ce qui a été fait depuis la fin de février 2022 est allé très au-delà et a visé à paralyser l’économie russe. Cela constitue l’éventail le plus large de sanctions prises en temps de paix, un éventail qui fut même qualifié le 1er mars 2022 de « guerre économique » par le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire.
Ces sanctions ont été prises en collaboration avec une coalition qui comprend naturellement l’Union européenne, les États-Unis mais aussi le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, le Japon et la Corée du Sud. Elles constituent, à ce jour, le système de sanctions le plus complet appliqué contre un pays. Mais, elles ne sont pas reprises par tous les pays. Que ce soit en Asie, en Afrique et en Amérique Latine, de nombreux pays – qui par ailleurs, pour certains, dénoncent la guerre menée par la Russie à l’Ukraine – se refusent à les appliquer. On citera à cet égard la Chine, l’Inde, et la Malaisie, mais aussi le Mexique, les pays du Golfe Persique, et la Turquie, pays pourtant membre de l’OTAN. Cela en affaiblit la portée.
Le but de ces sanctions était de forcer la Russie à arrêter ses opérations militaires en en augmentant progressivement le coût économique. L’échec est sur ce point patent. Un second objectif était d’affaiblir durablement l’économie russe. Là aussi, même si l’échec est moins voyant, il semble indubitable.
Cet échec était prévisible. L’histoire des sanctions, une histoire qui remonte en réalité aux mesures prises par la SDN dans l’entre-deux-guerres et qui se continue avec les diverses sanctions prises par l’ONU, montre que les cas de succès sont en fait assez rares. Pour être efficaces, des sanctions économiques doivent être appliquées par une grande majorité de pays et frapper une économie de relativement petite taille. Même quand ces conditions sont remplies, cela ne suffit pas nécessairement pour garantir un succès de ces sanctions. Or, on a beaucoup glosé sur la taille, réelle ou supposée, de l’économie russe, comparant même son PIB à celui de l’Espagne. Les faits sont cependant différents.
Si l’on utilise le PIB calculé sur la base de la Parité de Pouvoir d’Achat, on constate que l’économie russe est de la taille de l’économie allemande. Si l’on pondère, de plus, le PIB par la taille du secteur productif (industrie, agriculture, construction), la taille de l’économie russe est supérieure à l’économie allemande. Par ailleurs, la Russie est aussi un gros producteur mondial de matières premières. En 2019, le pays était le 2e producteur mondial de platine, de cobalt et de vanadium, le 3e producteur mondial d’or mais aussi de nickel, le 4e producteur mondial d’argent mais aussi de phosphates, le 5e producteur de minerai de fer et le 6e d’uranium et de plomb. La Russie est aussi le premier exportateur mondial de blé et le plus grand producteur d’orge, de sarrasin, d’avoine et de seigle ainsi que le deuxième producteur de graines de tournesol. Naturellement, la Russie est le 1er exportateur de gaz (et détient les réserves les plus importantes au monde) et le 2e exportateur de pétrole. Toute interruption, ou forte réduction, des échanges commerciaux avec ce pays est susceptible d’engendrer des vraies perturbations du commerce des matières premières où ce pays joue un rôle important sur les marchés mondiaux. On l’a vu sur les marchés du pétrole et du gaz où les pays occidentaux ont été confrontés à un fort « effet boomerang » des sanctions.
La sous-estimation de la taille et de l’importance de l’économie russe, mais aussi de ses relations internationales, a constitué un facteur important dans l’inefficacité des sanctions. Les dirigeants occidentaux ont ignoré les effets de vingt ans de développement de l’économie russe. Ils ont aussi sous-estimé les capacités de résistance et d’adaptation de cette économie. Dans de très nombreux cas, l’économie russe a diversifié ses sources d’approvisionnement, voir en a créé de nouvelles, afin de tourner les sanctions. L’aide du gouvernement a aussi largement contribué à cette adaptation.
Les sanctions n’ont donc pas empêché la Russie de commercer. Si les importations ont baissé au 2e trimestre, passant de 111 milliards de dollars à 95 milliards, elles se sont progressivement redressées au 3e trimestre avec 116 milliards. Les exportations, elles, ont explosé. L’excédent commercial a donc atteint des niveaux inégalés atteignant en 2022, sur deux trimestres, 126 milliards de dollars alors qu’il n’avait atteint pour les quatre trimestres de 2021 « que » 122 milliards. Le système financier de la Russie a bien résisté, que l’on regarde le taux de change du rouble ou la solidité des banques. Avec l’aide de pays comme la Chine et l’Inde, la Russie a pu diminuer sa dépendance aux devises occidentales. L’inflation, qui avait brutalement augmenté au 2e trimestre du fait des sanctions, a baissé lors des 3e et 4e trimestres et se situe, sur l’année, à 12,5 %. Les revenus réels de la population, après avoir connu une chute brutale au 2e trimestre, se sont progressivement redressés. Le salaire réel a augmenté à partir du mois d’octobre 2022. Il devrait croître à hauteur de 2,8 % en décembre. Le commerce de détail s’est cependant replié d’environ 6 % sur l’année et il semble bien que les ménages, inquiets de la situation, aient largement augmenté leur épargne.
La production, au travers du PIB, a subi un choc important au 2e trimestre. Mais ce choc a été loin de ce qu’espéraient les promoteurs de ces sanctions. Jamais l’économie russe n’a été menacée d’effondrement. En ce début de 2023, l’économie est en voie de récupération et les prévisions quant aux résultats de l’année 2022 varient entre -2 % pour la banque Alfa, -2,7 % pour le ministère du développement économique et -2,3 % pour l’Institut des Prévisions Économiques de l’Académie des Sciences. Ce choc a largement épargné l’industrie, sauf dans le cas de l’industrie automobile. Les estimations convergent vers un recul de -0,5 % de la production industrielle. La construction a continué à progresser ainsi que l’agriculture.
Si les résultats pour 2022 sont globalement convenables dans ce contexte, ils devraient être meilleurs en 2023. En effet, les investissements ont continué d’augmenter (de 5,5 % à 5,9 % suivant les évaluations), ce qui est de bon augure pour le mouvement de la production en 2023 et 2024. De fait, l’Institut des Prévisions Économiques annonce entre -1,3 % et 0 % pour 2023 et une croissance de 2,5 % à 3,5 % pour 2024. Aujourd’hui, l’économie russe semble bien plus freinée par le manque de main d’œuvre (le taux de chômage est tombé au mois de décembre à 3,7 %) que par les effets des sanctions.
Les sanctions occidentales n’ont donc pas atteint leurs objectifs, qu’ils aient été de contraindre le gouvernement russe à arrêter la guerre en Ukraine ou de fragiliser durablement l’économie. Elles ont bien eu un effet, indéniable et que traduit le recul du PIB. Mais cet effet semble largement transitoire – on peut penser qu’il fut concentré sur les mois d’avril à juillet 2022, et d’une ampleur en réalité moindre que le choc provoqué en 2020 par le covid. Par contre, ces sanctions ont provoqué une réorientation profonde de l’économie vers les marchés asiatiques et une coupure des relations de l’économie russe avec les économies européennes.
Illustration : La guerre n’empêche pas les récoltes, en Russie. L’économie réelle prendrait-elle le pas sur l’économie financière ?