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La Défaite de l’Occident selon Emmanuel Todd

La guerre entre la Russie et l’Ukraine, si tel est le mot approprié, et non plus celui d’opération militaire spéciale, a jeté un trouble profond dans nos esprits.

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La Défaite de l’Occident selon Emmanuel Todd

Faire la part de l’émotion, tellement légitime à la vue des cadavres, et de l’analyse, qui s’informe du passé pour comprendre le présent, nécessite un effort particulier, pour lequel les médias n’ont ni temps ni désir. L’ouvrage d’Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, en fournit l’occasion. Nous avons tous à l’esprit l’opinion régnante, en blanc et noir : l’Ukraine est la victime et la Russie l’agresseur, et par conséquent celle-ci doit être contrée, et celle-là aidée. C’est une lutte du bien contre le mal. Or justement rien ne devrait nous alerter comme l’univocité, surtout lorsqu’elle se pare d’évidence.

Emmanuel Todd invite au changement de perspective. Acceptons-en la proposition. À partir de données inaperçues du grand public, l’auteur le confirme : l’Occident n’a pas tort de s’alarmer – mais ce devrait être surtout sur son propre avenir, compromis par le laisser-aller éducatif (primat de l’individu), économique (priorité aux services), religieux (prévalence de l’indifférence). Le vrai danger, et qui déborde cette guerre, réside dans le nihilisme ainsi mis jour, une vraie « déification du vide » (p. 32). Il n’y a plus de vérité puisqu’il n’y a plus rien à croire, et plus de valeurs puisque plus de vérité. Seule morale à tenir : celle de l’intérêt. Est-ce avec cela qu’on peut faire la leçon à l’univers ?

Confrontation des deux Grands par Ukraine interposée ; résistance admirable des Ukrainiens eux-mêmes ; recomposition de l’Europe autour d’un axe Londres-Varsovie-Kiev ; bellicisme britannique et scandinave ; mise à nu de la faiblesse industrielle américaine ; isolement idéologique des Européens dans le monde ; russophobie croissante ; enfin cette chance, pour la Russie, de sanctions grâce auxquelles elle aura appris, quoique avec difficulté, à se suffire de ses propres ressources : autant de constats que fait Emmanuel Todd dès son introduction. Prenons-en quelques-uns.

Toute négociation part d’une reconnaissance des préoccupations de l’adversaire

D’abord cette thèse, qui fait beaucoup pour l’intérêt du livre : l’émergence, le développement, le déclin d’une classe moyenne dans une société donnée, vont de pair avec la montée, l’apogée, le dépérissement du sentiment religieux, en l’occurrence le christianisme, et dans le christianisme, surtout le protestantisme, car tant qu’il a été vivace, il a porté la plus haute exigence en matière d’instruction publique.

De fait, poursuit-il, les pourcentages comparatifs du nombre d’étudiants se préparant à des carrières d’ingénieurs font signe, d’un pays à l’autre, vers un plus ou un moins de puissance, à l’international. Ce rôle clef du niveau de l’instruction interfère, à l’échelle du « temps long », avec le modèle familial, selon qu’une société s’est structurée autour de la famille mononucléaire ou patrilinéaire. La première qui se réduit à son noyau, le père, la mère, et leurs enfants, ces derniers tous égaux entre eux, est propice au développement de l’individualisme. La seconde intègre la dimension de sa durée successorale, où s’aperçoit le rôle prédominant du fils aîné. Elle favoriserait la conscience collective.

Trois Ukraine se juxtaposent, dont il est impossible de se faire une représentation unifiée : occidentale et ultra-nationaliste ; centrale et anarchique ; orientale, plus ou moins russophile, anomique car désertée par les classes moyennes. Il n’y avait pas, dit Emmanuel Todd, d’État-nation ukrainien au moment où commença la guerre. Combien d’entre nous se sont-ils souvenus, le jeudi 24 février 2022, que la Russie, déçue dans ses tentatives d’ouverture vers l’ouest aux années 90, n’avait depuis lors jamais cessé de dire que la présence de l’OTAN à ses portes lui serait insupportable ?

De le rappeler, est-ce justifier cette guerre, qui est bien une guerre d’agression ? C’est seulement reconnaître que même si les motifs d’agir de la partie adverse ne sont pas les nôtres, nier qu’ils aient une base sérieuse, c’est s’interdire toute ouverture vers la paix. François de Callières, l’envoyé spécial de Louis XIV qui fit véritablement le traité de Ryswick, le répétait : toute négociation part d’une reconnaissance des préoccupations de l’adversaire (« La disparition de notre aptitude à concevoir la diversité du monde nous interdit une vision réaliste de la Russie. » p. 61). Commençons donc par là.

Paradoxalement j’ai trouvé dans cette lecture matière à ne pas désespérer, au sein même de ce qu’il y a de désespérant : le sol européen se dérobe parce que le ciel de l’Europe s’est voilé. Je ne suis pas seul à penser que ce silence du sens est aujourd’hui la manière dont le sens nous parle. Remettons-nous donc à écouter. Ecoutons les grandes voix de l’Occident, qui, de Marc-Aurèle à Bernanos, d’Aristote à Averintsev, nous disent que le bien commun est supérieur aux désirs personnels, car précisément par-là les désirs personnels prennent tout leur sens ; et que ce n’est que porté au plus haut de lui-même par l’éducation la plus exigeante, emboîtée dans une instruction publique sûre d’elle-même, que l’Européen se remettra debout. Là est pour moi la leçon de ce livre.

 

Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident. Gallimard, 2024, 384 p., 23€.

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