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Les monnaies dites cryptographiques. Tout changer pour que rien ne change ?

Les monnaies numériques sont désormais installées dans le paysage financier. Actifs spéculatifs, tentatives de refonder la confiance en dehors des états ou futur instrument de contrôle mondialiste ? Le débat est ouvert.

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Les monnaies dites cryptographiques. Tout changer pour que rien ne change ?

Comme toute innovation technique, les cryptomonnaies existent pour le meilleur et pour le pire : c’est incontestablement une forme de révolution qui est en cours, la question est de savoir si elle se fera au bénéfice du bien commun. Le corollaire est : voulons-nous un ordre monétaire libre ou bien un ordre public discrétionnaire avec intervention de la puissance publique ou un peu des deux ? L’important, in fine, est que le citoyen acheteur ait une vision claire de ces nouvelles monnaies tant il est vrai que la monnaie, même dans ses mécanismes anciens, est méconnue : tout le monde en a dans sa poche mais pourtant la plupart ne connaissent pas ses mécanismes de production, même dans le cas de l’étalon or.

La définition classique des fonctions de la monnaie est triple : elle est un instrument des échanges, elle est, en conséquence, un instrument de mesure de la valeur (unité de compte) et, comme le temps intervient dans l’acte d’échange, elle peut être un instrument de réserve de valeur ; soit payer, compter, stocker (Aristote, Éthique à Nicomaque). Une composante essentielle, la confiance : sans elle, il ne saurait y avoir d’institution monétaire.

La montée de la confiance par l’État

La monnaie comme intermédiaire des échanges a, selon toute probabilité, existé avant l’État, dans l’échange simple en distance et en temps entre deux personnes. Puis elle fut à l’initiative d’institutions religieuses (les temples égyptiens, certains monastères), des cités et des seigneurs locaux. Dès l’antiquité, le code d’Hammourabi (1750 av. JC) ébaucha les règles de la banque privée. L’État s’est assez vite imposé, néanmoins, au nom de la souveraineté dont Jean Bodin fut le grand théoricien1. Le problème est que l’État entendait assurer cette confiance tout en s’octroyant le monopole du faux monnayage par la manipulation de la valeur métallique. Cette pratique fut dénoncée par le génial Nicolas Oresme2 dans son traité De origine, natura, jure et mutationibus monetarum publié en 1355 sous le règne de Jean Le Bon. Les rois de France n’échappèrent donc pas à cette tentation d’altérations monétaires qui ne rendait pas toujours la monnaie « sonnante et trébuchante ». Les changeurs pouvaient en effet au son et à la pesée (trébuchet : petite balance) juger de la charge métallique de la monnaie ; cela se faisait à l’origine sur un banc de changeur, ancêtre de la banque qui devint elle aussi créatrice de monnaie dès lors qu’elle avançait des fonds. Certains des serviteurs du roi rêvèrent de transformer le plomb en or, comme Jean Bourré, ministre des finances de Louis XI (1423/1483) et grand alchimiste. Il faudra attendre le XXe siècle pour que Keynes, alchimiste en son genre, invente le déficit budgétaire comme solution à l’insuffisance des ressources publiques – encore ne l’imaginait-il qu’à court terme. Puis le XXIe siècle inventa le quantitative easing, soit l’assouplissement monétaire, qui permit aux banques centrales de fournir des liquidités aux banques commerciales et donc aux États qui leur empruntaient sur les marchés, cela en rachetant les actifs bancaires contre des liquidités. Quoique ce fut interdit par les traités, la BCE s’employa avec zèle à développer ce stratagème qui ne manqua pas de provoquer l’inflation que l’on connaît depuis bientôt deux ans. Il fallait que ces choses arrivassent. Jean Bodin, par ailleurs défenseur de la souveraineté monétaire, nous en avait prévenu depuis le XVIe siècle par la découverte qu’il fit de l’inflation provoquée par l’afflux d’or et d’argent des Amériques. Mais cette fois la signification profonde de cette politique d’assouplissement indique que la monnaie est devenue une entité totalement discrétionnaire et sans lien aucun avec l’activité économique (toutes choses égales, un peu comparable à la monnaie dans l’Union Soviétique), soumise à un arbitraire de fourniture de la monnaie en fonction des besoins supposés de l’économie mais selon un processus qui ne vient pas du bas (les besoins des agents économiques) mais du haut, fortement connoté de politique pour faire l’UE par l’euro. Le haut, c’est en l’occurrence la BCE ou la FED, toutes deux banques centrales inventées au XXe siècle (1998 pour la première et 1913 pour la seconde).

Car les banques centrales n’ont pas toujours existé : aux États-Unis, en 1832, le président Andrew Jackson opposa son véto à une extension du privilège de la Seconde Banque (la banque centrale) et, pendant un quart de siècle, le système bancaire américain fonctionna sans banque centrale, donc sans supervision fédérale ni règles de fonctionnement uniformes : nous sommes ici loin de la création de la FED. Pour la Banque de France, son capital est privé lors de sa création, le 18 janvier 1800, sous le Consulat, puis elle est devenue propriété de l’État français le 1er janvier 1946 lors de sa nationalisation. Pour renforcer la valeur de la monnaie, le souverain (au sens large) y apposa son sceau, qui donnait ainsi à penser que la valeur était dans la frappe alors que, pour les monnaies d’or et d’argent, elle était intrinsèque, le souverain n’y apposait en réalité qu’une marque au sens commercial.

La France a connu plus d’un siècle d’étalon or, de 1803 à 1914, et c’est une fois encore la guerre qui joua son rôle perturbateur et accélérateur de l’histoire, comme aujourd’hui en Ukraine. Cette pérennité donna à penser aux Français que c’était là un état normal de la monnaie : les péripéties monétaires du XXe siècle leurs apportèrent un sérieux démenti, ne serait-ce que les multiples dévaluations (plus de vingt depuis 1919). Mais la dévaluation, si elle est une modalité de l’altération monétaire dénoncée par Oresme, est devenue un outil politico-économique qui a l’avantage de permettre au politique d’adapter la monnaie à la croissance et aux performances du commerce extérieur du pays. Dans le cadre de l’euro, monnaie unique, elle n’est plus aujourd’hui possible.

Dématérialisation de la monnaie

Déjà le billet (invention chinoise), expérimenté à la toute fin du XVIIe siècle en Europe, tendait vers une immatérialité puisque sa valeur n’était pas intrinsèque ; on parle de papier monnaie, à l’origine un certificat d’or, puis la confiance finit par s’établir dans l’obligation légale d’un pouvoir libératoire illimité qui contraint d’accepter le billet sans référence à l’or (le cours forcé de 1914), mais il fallait que l’État fût assez fort pour le faire accepter. Les premiers billets émis représentaient des dépôts métalliques importants et étaient de grosses coupures, la monnaie métallique permit néanmoins les paiements de faible valeur, en argent ; la France étant bimétallique or/argent, le mot argent subsista pour désigner la monnaie. Quant aux autres systèmes de paiement, lettres de change, traites, bons du Trésor, ils étaient eux aussi déjà en voie de dématérialisation .

Naissance des cryptomonnaies, une initiative privée

L’apparition des cryptomonnaies fut d’initiative privée, quoi qu’on puisse penser du bitcoin et de ses petites sœurs, moins connues mais nombreuses (il existe aujourd’hui 23 642 cryptomonnaies, pour une valeur de 1 079,1 milliards d’euros). On peut supposer à raison que les dévaluations ou les dépréciations monétaires de la monnaie discrétionnaire (de 1913, quand fut créée la FED, à 2005, le dollar a perdu 96 % de sa valeur réelle), ont poussé le secteur privé à chercher, par le marché et la libre concurrence, à créer des monnaies qui inspirent confiance – dont nous avons dit combien elle est un corollaire de la monnaie. C’était une attaque, non formulée, de la notion de souveraineté monétaire et une tentative libertaire tournée contre l’autorité de l’État. La seule question qui vaille dans la détention de crytomonnaie, si l’on exclut la spéculation, c’est la certitude que son détenteur pourra la faire accepter par un acheteur. Une monnaie numérique avec la blockchain fonctionne sans organe central de contrôle (banque centrale) et sans intermédiaire bancaire (banque commerciale). Les monnaies numériques sont universelles au sens où elles sont utilisables partout dans le monde à un coût minimal (exemptes du coût du change). Elles peuvent servir de monnaie de réserve (troisième fonction de la monnaie chez Aristote), là encore à un coût modeste. En revanche elles subissent des fluctuations importantes qui ont freiné leur diffusion. Par exemple, au cours de l’année 2017, le cours du bitcoin monta en flèche de 997,69 $ en janvier à 9 748 $ en novembre, tandis qu’il plongea de 20 000 $ à 3 600 $ en février 2018. Depuis le début de l’année 2023, le bitcoin voit sa valeur repartir à la hausse. C’est le lot commun de toutes les cryptomonnaies dont les fluctuations suivent la même amplitude. Même si le bitcoin est né en janvier 2009 et que des milliers de cryptomonnaies sont nées depuis, même si on prévoit un milliard d’utilisateurs en 2030, instabilité et volatilité des cryptos ne plaident pas en leur faveur ; à quoi s’ajoutent les phénomènes exogènes (guerres, catastrophes naturelles) et la subjectivité psychologique des agents économiques qui contribuent à ranger ces monnaies dans les mêmes comportements que les autres catégories d’actifs (or, actions etc.), sensibles aux contextes de leur déploiement.

Une cryptomonnaie à l’initiative de l’UE et de la BCE

On ne s’étonnera donc pas de la tentative en cours de récupération de la monnaie numérique par les instances discrétionnaires, en l’occurrence la BCE pour ce qui est de l’UE, selon un processus comparable à la frappe monétaire d’État des temps anciens ; au surplus, la taxation des transactions en monnaie numérique représenterait une aubaine pour les États toujours friands de taxes et de contrôles, au nom de la morale bien entendu ! Un vote au Parlement européen est prévu le 1er décembre 2023. Le gouverneur de la Banque de France a dévoilé le nom de la future cryptomonnaie européenne, le Cash+. On notera au passage la laideur de la langue et l’escroquerie sémantique puisque ce ne sera justement pas du cash (entendez du liquide au sens des billets) tel qu’il est entendu couramment. On cherche l’intérêt de ce Cash+ puisque la dématérialisation est en cours et que l’argent liquide diminue dans les transactions… Toujours selon le gouverneur de la Banque de France, le Cash+ apportera des avantages significatifs par rapport aux billets : il permettra à chacun d’utiliser la monnaie de banque centrale dans le e-commerce, dont on connait le puissant développement, le Cash+ sera un e-billet de banque pour les achats en ligne. On se demande néanmoins pourquoi tant d’efforts pour une pratique qui existe déjà ? C’est qu’en réalité il y a des arrière-pensées. Le Cash+, c’est aussi la mise en place d’un contrôle monétaire rendant l’évasion fiscale quasiment impossible, c’est aussi le risque d’un contrôle social potentiel comme en Chine. Le porte-monnaie numérique, comme le passe sanitaire, pourra être désactivé, rechargé, ou limité : Thierry Breton en rêve déjà ! On pourrait même le supprimer. C’est un membre du Forum de Davos qui l’a publiquement reconnu : « On pourra programmer la monnaie numérique avec des dates d’expiration » a expliqué Eswar Prasad, professeur d’économie. Consommation obligatoire et épargne zéro dans cette hypothèse pour le moins inquiétante qui ferait de cet euro numérique un argent de poche dispensé généreusement par l’oligarchie européenne qui nous veut tant de bien… Et vous prélèverait directement des sommes pour les impôts, les amendes ou pour tout autre “bonne” raison. Selon le financier Charles Gave, la monnaie numérique de banque centrale représente même un risque de « dictature et de contrôle total ». Comme pour le passe sanitaire ou l’éventuel passe climat-bilan-carbone, les libertés sont dans le collimateur de cette bureaucratie. Il est quand même curieux que, quel que soit le domaine, l’UE, quand elle prétend agir pour le bien commun, le fait contre l’intérêt des peuples avec une constance et une persévérance qui invite à s’interroger sur ses buts ultimes.

Sans aller jusqu’à ces scénarios cauchemardesques et orwelliens, sur le plan strictement monétaire, il apparaît clairement qu’entre la monnaie libre et la monnaie à la discrétion d’un État qui n’existe pas, l’UE, mais qui, par ce moyen, tente de parvenir à l’existence, qu’entre la route de la servitude et les chemins de la liberté, le choix est clair. Donc, pourquoi pas un euro numérique mais en concurrence avec d’autres monnaies et sans prétention aucune d’hégémonie ? Il faudra ainsi préférer un ordre monétaire libre et concurrentiel, en dépit des failles du marché. Aussi bien l’Union Européenne est dotée d’une puissante administration de la concurrence, on ne voit pas comment elle pourrait refuser cette concurrence monétaire sauf à révéler sa nature totalitaire.

 

Illustration : « Pour aller de l’avant, comme l’a dit un jour Abraham Lincoln, la meilleure façon de prédire l’avenir, c’est de le créer ». Créons-le ensemble, en tant qu’Européens talentueux et engagés. » Discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France, à la Global Official Institutions Conference, le 22 juin 2023. (Kiyoshi Ota/Pool Photo via AP)/NYSB531/23133038142362/POOL PHOTO/2305130356

1Jean Bodin, né en 1529 ou 1530 à Angers et mort en 1596 à Laon, est un jurisconsulte, économiste, philosophe et théoricien politique français.

2 Nicolas Oresme est un mathématicien, théologien, physicien et astronome français né vers 1320 en Basse Normandie.

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