Avec les miniBOT, le gouvernement italien défie la Commission européenne. Prélude à l’Italexit ? Chant du cygne de la monnaie unique ? L’euro est de plus en plus fragilisé.
C’est le titre¹ du livre d’Alberto Bagnai, professeur d’économie devenu sénateur de la Lega (2018) en charge des questions économiques et monétaire du sénat italien : Le coucher de soleil de l’euro. Ce Florentin de 56 ans fut aussi éditorialiste de il Fatto Quotidiano et il Giornale, avec Claudio Borghi (49 ans), enseignant vacataire auprès de l’Université catholique du Sacré-Cœur, député à l’assemblée nationale italienne. Ce sont les principaux instigateurs d’une sortie de l’euro. Si, d’aventure, le soleil de l’euro devait se coucher en Italie, le système européen monétaire et institutionnel hérité du traité de Lisbonne et de Maastricht n’y résisterait pas. Il appartiendrait alors aux Européens de repenser un système de coopération entre les nations qui ne soit pas un carcan rigide et responsable de sa propre perte.
Genèse de la crise italienne
Les commentateurs ont beaucoup insisté sur la dette italienne pour la reprocher à l’équipe en place – il est toujours de bon ton d’accabler le populisme –, sauf que cette dette été contractée par les équipes qui ont précédé les populismes, principalement le Partito Democratico². Mieux encore, le budget primaire (hors paiement de la dette) est excédentaire. À dire vrai, le problème de l’Italie est moins sa dette que l’absence de croissance qui plombe ses banques, en très mauvais état, mais aussi ses entreprises et les ménages, tous endettés. Mais le plus important à souligner est que l’absence de croissance est exactement concomitante de l’entrée dans l’euro. Les entrepreneurs n’étant plus protégés par le taux de change (Dieu sait si la lire fut souvent dévaluée !), leur rentabilité s’est écroulée et, avec elle, la production industrielle face à la concurrence allemande pour qui, au contraire, l’euro est sous-évalué, démontrant que la compétitivité monétaire existe, même si elle n’est pas la seule. Comme la production s’était écroulée, il fallut la remplacer par les dépenses de l’État. C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est passé en France. Et comment ces dépenses ont-elles été financées ? Par une émission de dette sans précédent pendant une période de paix, la dette brute atteignant 135% du PIB italien (et environ 110 % du PIB français).
Procédure d’infraction contre l’Italie : le dogmatisme de la Commission
La Commission européenne a donc annoncé une procédure d’infraction (les commissaires, pour le compte, portent bien leur nom) pour dettes excessives et en raison de la politique « laxiste » du gouvernement ; traduisez mesures populistes en faveur de la population dont la jeunesse est à 50% au chômage ; le déficit projeté est à plus de 3% ! Une « déviance significative » par rapport aux engagements pris fin 2018³. Officiellement, le gouvernement Conte annonce vouloir tout faire pour éviter la procédure tout en précisant : « Traîner des règles d’il y a cinq ans, les considérer comme des dogmes par rapport à la concurrence mondiale à laquelle l’UE est confrontée, signifie s’attacher un boulet au pied ». La sanction s’élèverait à 3 milliards, voire 3,5 milliards d’euros. Salvini s’est empressé de rappeler que l’Italie est la deuxième puissance industrielle d’Europe après l’Allemagne et avant la France (rapportée en pourcentage à son Pib), que chaque année l’Italie verse 6 milliards en plus de ce qu’elle reçoit et qu’il serait logique que cette sanction financière soit défalqué du paiement net à l’Europe de l’Italie. On voit bien que les commissaires européens sont pour le moins coincés : s’ils se montrent intraitables, ils précipitent la crise et en porteront la responsabilité ; s’ils cèdent, le précédent sera fâcheux et donnera des idées à d’autres.
Des miniBOT pour la botte !
Le parlement italien a voté la possibilité d’émettre des bons du Trésor, les miniBOT, un instrument financier pour faire pièce à l’intransigeance de Bruxelles et aux impasses budgétaires. L’État italien doit en effet 50 milliards d’euros aux entreprises, au titre des marchés publics, et de leur côté les entreprises non payées par l’État ont contracté des dettes sociales et fiscales : l’État paierait ce qu’il doit en miniBOT (Buoni del Tesoro – Bons du Trésor) aux entreprises lesquelles pourraient alors payer leurs dettes à l’État. Un instrument de compensation financière qui fonctionnerait comme une nouvelle liquidité représentant à peu près 3% du PIB et qui ferait le plus grand bien à l’économie italienne, la monnaie, comme le sang dans l’organisme, ayant besoin de circuler. Le graphisme de ces titres (qui ne sont pas encore de la monnaie) ressemble furieusement à des lires. Mais rien n’exclut que les salaires soient payés par les entreprises en miniBOT dont les coupures vont de la valeur de 5 euros à 200 euros et la circulation des bons en question deviendrait celle d’une monnaie fiduciaire. On voit ainsi que le pouvoir monétaire est transféré à l’État italien, et tout dépendra du pouvoir libératoire que voudra lui accorder le gouvernement. Les élections européennes ayant largement conforté celui-ci, et surtout la Lega de Salvini conseillée par Claudio Borghi et Alberto Bagnai.
L’inacceptable pour Bruxelles
« L’Italie est un pays sérieux qui respecte la parole donnée », a protesté Luigi Di Maio, chef du M5S. Les européistes ont caressé le rêve d’une crise gouvernementale mais, pour l’instant, rien ne se passe. Pour Salvini, ce n’est pas en appliquant une politique d’austérité qui ne fonctionne pas depuis 20 ans, que l’Italie s’en sortira. Entendez que l’absence d’ajustement par les taux de change contraint à l’ajustement par le budget (20 milliards de hausse d’impôt imposées par Bruxelles) et à l’ajustement par l’emploi dans le carcan de l’euro. Même le très orthodoxe Giovani Tria, ministre de l’économie, annonce que le moment est venu « d’affronter le tabou de la dette ». Mais c’est là que la BCE (indépendante des pouvoirs ?) entre en jeu : elle peut en effet refuser de refinancer l’Italie via les rachat des obligations d’État italien, dont son bilan est déjà largement pourvu, ce qui avait jusqu’alors permis à l’État italien de n’être pas officiellement en faillite. Dans ce contexte, les marchés jouent plutôt contre l’Italie : les cours de Bourse des banques italiennes ont perdu près de 50%. Le spread italien (l’écart entre le taux de rendement à dix ans d’un pays par rapport à celui de l’Allemagne, le Bund, qui fait référence) est proche de 3%, ce qui entraîne mécaniquement la chute des prix des obligations nationales italiennes que les banques achètent mais dont personne ne veut. Néanmoins la dette italienne est détenue à 67% par les Italiens alors que c’est exactement le contraire en France.
Du côté de la Lega, la stratégie manifeste est de faire porter le chapeau à la Commission de Bruxelles, qui s’abrite derrière le pacte de stabilité, lequel se met fortement à ressembler à une mesure de contrainte politique beaucoup plus qu’à une mesure de gestion économique saine et pose le problème institutionnel de l’UE.
Dégâts collatéraux et Italexit
L’UE a tout intérêt à éviter une crise majeure car, selon J. Sapir⁴, l’euro ne résisterait pas à une sortie italienne, pas plus que les institutions européennes. Par ailleurs les banques françaises, allemandes et espagnoles sont fortement engagées par leurs filiales italiennes. C’est le point de vue des économistes hostiles à l’euro, mais le Commissaire européen Günther Oettinger a déclaré, en septembre 2018 : « le projet européen est en danger de mort » ; c’est le même commissaire européen, allemand, qui avait accepté le déficit français de 3,2% du PIB au lieu des 2,8 % conçus à l’origine. Le FMI, de son côté, affirme qu’il serait très difficile d’empêcher qu’une crise de la dette italienne n’engloutisse l’Espagne et le Portugal. Sans compter qu’en cas d’Italexit⁵ la BCE serait confrontée à une décote de 60% de ses crédits Target 2 italiens, et la Bundesbank pourrait perdre beaucoup dans cette affaire.
On le voit, l’UE est entrée dans un champ de mines monétaires et financières. À travers le révélateur italien, la question se pose de la responsabilité de ceux qui ont posé ces mines. Il en est un qui, faute de les avoir posées, car il était trop jeune, en est un farouche partisan : c’est le président de la république française. Téméraire et chimérique, il continue de vouloir s’avancer au milieu de ce champ de mines. La crise des Gilets jaunes, qui par nature est liée à ces problèmes, ne semble pas lui avoir ouvert les yeux.
- IL TRAMONTO DELL’EURO. Come e perché la fine della moneta unica salverebbe democrazia e benessere in Europa [Le coucher de soleil de l’euro. Comment et pourquoi la fin de la monnaie unique sauverait la démocratie et la prospérité en Europe]. Éd. Imprimatur, 2016.
- Le Parti démocrate est un parti politique italien, classé en général au centre gauche. Fondé le 14 octobre 2007, le PD réunit des courants issus de la gauche anciennement communiste et de la démocratie chrétienne.
- Politique Magazine n°174, novembre 2018, « L’Italie, cauchemar de l’Europe de Bruxelles ».
- Olivier Pichon, entretien avec J. Sapir. Émission « Politique & Eco », TVLibertés, le lundi 17 juin.
- Politique Magazine n°180, mai 2019, « Allemagne : vers une sortie furtive de l’euro ? ».