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La guerre des semi-conducteurs

Le marché mondial des microprocesseurs est concentré entre quelques industriels, au premier rang desquels le taïwanais TSMC. Les États-Unis ne supportent pas que cet élément indispensable à l’économie puisse passer sous le contrôle de la Chine. La guerre des semi-conducteurs a été déclarée, et le libre-échange n’est plus qu’un souvenir.

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La guerre des semi-conducteurs

Entre les États-Unis et la Chine, la guerre des semi-conducteurs fait rage. Pourquoi une telle rage ? Parce que les semi-conducteurs (aussi désignés sous les termes de circuits intégrés ou micropuces) ne sont pas un vulgaire produit électronique ordinaire mais la clef du monde numérique : ils sont donc présents partout. Toutes choses égales d’ailleurs, leur importance peut être comparée à l’invention de l’imprimerie ou de la machine à vapeur qui, tels les semi-conducteurs, a eu le pouvoir de décupler la puissance de l’action humaine et a eu des conséquences sociales, économiques mais aussi géopolitiques – et sans doute aussi anthropologiques si la puce finit sous la peau humaine. 

La pandémie du covid a perturbé ce circuit économique. Tous les secteurs font actuellement face à une pénurie de composants informatiques. Le numérique est un marché très dépendant de celui des semi-conducteurs. Aujourd’hui, les principaux marchés de consommateurs de semi-conducteurs sont l’informatique (ordinateurs et serveurs) et les télécommunications, qui représentent respectivement 225 milliards de dollars et 170 milliards de dollars en 2021 (soit près des deux tiers du marché mondial des semi-conducteurs), mais aussi l’automobile, la médecine, sans parler du domaine militaire qui n’échappe pas au numérique, qui devient alors un objet stratégique.

On notera que cette technique n’a cessé de tendre vers le plus petit : nous sommes actuellement, au niveau de la recherche non encore commercialisée, à 1 nanomètre (1 milliardième de mètre de large), une taille très inférieure à ce que peuvent actuellement produire les fabricants de semi-conducteurs dont la matière première est le carbure de silicium. Car les techniques de production actuelles se heurtent à un mur physique. Ou plutôt quantique : grosso modo, le semi-conducteur est un conducteur alternatif, il laisse passer ou non les électrons mais, à un niveau de miniaturisation très poussé, l’incertitude est croissante (*).

Qui a la main sur les puces ?

Pour l’heure, la fabrication est encore dans le registre de la physique classique (non quantique) et les formats en dessous de 4 nanomètres ne peuvent pas se prêter à une production de masse. Les producteurs des galettes électroniques à la base des composants électroniques (processeurs, capteurs, etc.) sont Intel, et GlobalFoundries (États-Unis), Samsung (Corée) et TSMC (Taïwan). Le taïwanais TSMC et le sud-coréen Samsung dominent ce marché dans le monde. À ce jour, seuls TSMC et Samsung Electronics fabriquent des semi-conducteurs reposant sur une technologie inférieure à 7 nanomètres. TSMC a pour principal client Apple, qui représente 25 % de son chiffre d’affaires, lequel a atteint environ 57 milliards de dollars en 2021. Les cinq fonderies de semi-conducteurs qui affichent le chiffre d’affaires le plus élevé en 2022 détiennent une part de marché d’environ 90 %. L’américain GlobalFoundries est le seul fabricant non basé en Asie à figurer parmi les huit premiers. L’américain Intel s’est laissé distancer par TSMC et Samsung. En Europe, l’Allemand Infineon est l’un des plus grands fabricants européens de puces électroniques. Il emploie plus de 50 000 salariés dans le monde et a entrepris la construction d’une nouvelle usine de fabrication de tranches de silicium de 300 mm de diamètre, pour la production de semi-conducteurs, à Dresde, un investissement de 5 milliards d’euros. En France, STMicroelectronics, multinationale franco-italienne dont le siège est situé près de Genève, conçoit, fabrique et commercialise des puces électroniques (semi-conducteurs). STMicroelectronics GlobalFoundries ont annoncé juillet 2022 avoir signé un protocole d’accord pour la création, à Crolles, près de Grenoble, d’une usine commune de fabrication de puces sur plaquettes de 300 mm de diamètre. Mais c’est en Hollande que se trouvent les machines permettant de produire les micro-processeurs les plus puissants. La chaîne de valeur des semi-conducteurs se caractérise par la coexistence d’effets d’interdépendance et de technologies dites de « goulet d’étranglement ». Ceux qui contrôlent ces technologies bénéficient d’un avantage stratégique majeur à telle enseigne qu’on peut parler de guerre des semi-conducteurs comme jadis l’on parlait de guerres du pétrole.

La guerre d’un siècle numérique est déclarée

Fondée en 2016 par une entreprise d’État chinoise, YMTC était parvenue, en moins de six ans, à se hisser au niveau technologique des leaders du secteur, sans avoir atteint toutefois la taille des géants asiatiques coréen et taïwanais. Apple envisageait, début septembre 2022, de se fournir auprès d’elle pour équiper ses iPhones. Un beau succès pour la Chine. Las ! Craignant d’être dépassé par Pékin dans ce domaine, Washington a lancé une vague de sanctions sans précédent, marquant le retour du protectionnisme. Sous la pression du Sénat américain, Apple a fait marche arrière, renonçant à passer commande chez YMTC. L’Amérique est en principe pour le libre-échange mais on sent ici poindre la volonté de l’empire américain de tout rapporter à lui-même, d’où son protectionnisme farouche. Pour se justifier de piétiner ses « principes » en appliquant des sanctions, l’Américaine Thea D. Rozman Kendler, Secrétaire adjointe au Commerce pour les exportations, reproche à la Chine d’utiliser ses capacités numériques pour surveiller et traquer ses propres citoyens et pour moderniser son armée. Ce qui n’est d’ailleurs pas faux mais ne paraît pas spécifiquement chinois, comme dirait E. Snowden. Le 7 octobre 2022, Washington a annoncé des restrictions à l’exportation des semi-conducteurs de pointe, au nom de la sécurité nationale, afin d’empêcher l’armée de la République populaire de Chine, ainsi que ses services de renseignement et de sécurité, d’acquérir des technologies pouvant être utilisées à des fins militaires. YMTC a dû licencier une partie de son personnel et son patron, Chinois mais détenteur d’un passeport américain, a démissionné. Puis le gouvernement a exigé des sociétés américaines de l’industrie, ainsi que de leurs clients internationaux, l’obtention d’une licence pour vendre à des entreprises chinoises des composants avancés ou des équipements pour les produire. Le 15 décembre dernier, YMTC a rejoint la liste noire des entreprises avec lesquelles il est interdit de commercer. 

On notera au passage, puisqu’on parle de guerre, que, Taïwan (pays indépendant mais non reconnu par la communauté internationale) possédant la première entreprise au monde de semi-conducteurs, l’enjeu stratégique (la fabrication de puces) se confond désormais avec l’enjeu géostratégique (le rattachement de Taïwan à la Chine).

Encerclement, embargo et démondialisation

De cela, l’Amérique a une solide expérience depuis la Guerre froide, mais cette fois Tokyo, Taïpei et Seoul sont entrés dans une alliance, Chip 4, pour tenter d’isoler Pékin des flux d’approvisionnement en semi-conducteurs dont la Chine reste fortement dépendante. Faute d’accès au marché des puces, la Chine serait étranglée, tel un pays privé de pétrole comme le fut l’Allemagne à la fin de la guerre. On peut cependant escompter que la Chine saura trouver le moyen de contourner cet embargo de fait. Après deux mois de silence, Pékin a réagi, le 12 décembre 2022, en portant plainte auprès de l’Organisation Mondiale du Commerce, mais la procédure a peu de chances d’aboutir, estiment les experts.

Le gouvernement chinois s’apprête à dépenser 135 milliards d’euros d’aides pour renforcer son industrie des semi-conducteurs. Le Japon annoncé, le 11 novembre 2022, la création d’un champion national mobilisant huit industriels, dont Toyota, Sony et Nippon Electric Company (NEC). Baptisée Rapidus, la nouvelle entité doit replacer le pays à la pointe du secteur où il n’est que troisième. Cette nouvelle course aux subventions marque le retour des États au centre du jeu, alors que les mécanismes de marché avaient présidé au développement de cette industrie dans le monde de l’après-Guerre froide. Dans ce domaine, l’Europe, qui avait fait du marché la loi et les prophètes, tarde à accepter l’intervention des États, même en ayant adopté un Chip Plan de 43 milliards d’euros.

Face à une assemblée qui comptait Joe Biden et Tim Cook, PDG d’Apple, le Taïwanais Morris Chang, fondateur de TSMC, a déclaré : « Le libre-échange et la mondialisation sont presque morts »La guerre des puces aura bien lieu.

 

Illustration : Microprocesseurs du fabricant russe Baikal © Dmitry Lebedev/Kommersant/Sipa USA/36268479//2111241747

*. À un niveau atomique, les lois de la physique classique sont en effet bouleversées par celles de la mécanique quantique. Cet ensemble de lois perturbe notre lisibilité du courant électrique car les atomes et les électrons commencent à se comporter de manière hasardeuse (voir les travaux du prix Nobel de physique 2022 Alain Aspect). Un hasard intolérable : pour un processeur “classique”, une valeur est égale à 0 ou 1, mais ces effets quantiques introduisent des notions de probabilité de valeur incompatibles avec l’électronique “normale”.

 

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