Recevez la lettre mensuelle de Politique Magazine

Fermer
Facebook Twitter Youtube

Article consultable sur https://politiquemagazine.fr

Rousseau, autre-Lumière ou Lumière autre ?

Dépoussiéré et reconsidéré par Alain de Benoist, Jean-Jacques Rousseau intrigue. Mais à vouloir le réhabiliter, l’auteur de cet essai l’exonère de tous ses défauts, dont il charge ses suiveurs, mésestimant les ravages de son refus du spirituel.

Facebook Twitter Email Imprimer

Rousseau, autre-Lumière ou Lumière autre ?

Probablement a-t-on été injuste avec Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) auquel la postérité a fait endosser – parfois, reconnaissons-le, au prix d’un anachronisme sophistique, au mieux paralogique – mille et un griefs ou cataclysmes. Homme de l’Encyclopédie, on l’a rattaché, sans autre forme de procès – c’est-à-dire sans avoir procédé à un minutieux inventaire – au fameux courant des « Lumières », dont on sait aujourd’hui qu’il ne fut guère plus éclairé ou luminescent que ses devanciers scolastiques ou humanistes. C’est tout l’objet de ce nouvel et stimulant essai d’Alain de Benoist que de tenter de remettre Rousseau à l’endroit, là où nombre de ses contempteurs – et parfois thuriféraires – se contentèrent d’entonner à la suite du Gavroche de Victor Hugo l’air convenu de « la faute à Rousseau ».

L’éditorialiste de la revue Eléments, qui est à la philosophie ce qu’Hergé, Jacob et Floch sont au neuvième art, soit le styliste de la ligne claire, s’emploie à rehausser la stature intellectuelle de l’auteur de l’Emile, qui aurait été, selon lui, mal lu et mal compris. Comme il y eut un Marx dévoyé par les marxistes, il n’a pas manqué de rousseauistes ou d’anti-rousseauistes qui l’ont dénaturé. Ce que l’on retire de la lecture du plaidoyer de De Benoist est que Rousseau est un intellectuel éminemment contradictoire suscitant, par définition, des interprétations qui ne le sont pas moins. L’on doit d’ailleurs reconnaître que notre essayiste, toujours soucieux de clarté et de rigueur, tient brillamment la ligne de crête sans jamais être pris en défaut d’incohérence au sein d’une pensée à laquelle il s’efforce, précisément, de rendre sa logique interne tout en soulignant ses paradoxes, ses ambivalences et ses naïvetés. Il n’élude aucune critique et l’ouvrage peut se lire comme une véritable introduction à la pensée du Genevois, dont de Benoist affirme qu’il fut un incontestable « précurseur ». Nous le rejoignons sur ce point car il est indéniable que l’on ne peut rattacher le pessimiste Rousseau au progressisme utopique d’un Condorcet ou d’un D’Alembert. Si son romanisme antique empreint d’une nostalgie candide peine à séduire tant il semble figé voire fantasmé, on ne pourra que souscrire à son antilibéralisme et à son anti-économisme corrélatif, qui annonce aussi bien la critique de la bourgeoisie et du luxe d’un Werner Sombart que celle de l’argent d’un Péguy ou d’un Bernanos.

Nous sommes, en revanche, plus réservé sur le supposé « patriotisme » rousseauiste. Ainsi, parce qu’il « ne se réclame d’aucun nationalisme ethnique », sa critique du cosmopolitisme se fond dans les nuées d’une « communauté qu’il exalte [comme étant] strictement politique (et artistique [sic.]) » Comment en ce cas affirmer, comme le fait de Benoist, s’appuyant sur quelques lignes, glanées çà et là dans l’œuvre de son modèle, que « sa conception de la société n’échappe pas de ce fait à un certain organicisme » ? On ne sache pas que les penseurs contre-révolutionnaires, de Maistre à Bonald, en passant par le Donoso Cortès post-libéral jusqu’à Maurras, eussent jamais enrôlé Rousseau dans leurs rangs, et pour cause ! Son contractualisme social, bien qu’il s’écarte de celui de Hobbes ou de Locke, n’en est pas moins antithétique de toute vision organique de la société humaine. Si Carl Schmitt reprend le Contrat social à son compte, est-ce surtout pour fonder l’autonomie du politique d’un peuple (que l’Allemand se représentait, à la suite de l’école historique du droit allemand de von Savigny, comme une communauté politiquement consciente de son être, ce qui équivaut, nolens volens, à une prise en considération d’un ethnicisme). Ensuite, pour défendre le primat rousseauiste du politique sur l’économie, de Benoist ne manque pas de souffle pour avancer que « Rousseau, pourrait-on dire, affirme ainsi le ’’politique d’abord’’ avec beaucoup plus de rigueur que Maurras ». Mais de quel politique parle-t-on quand Rousseau en tient pour la souveraineté populaire et Maurras pour le principe monarchique ?

le péché originel de l’état de nature

Le vrai problème « Rousseau », si l’on peut dire, réside bien dans cette approche anti-aristotélicienne de la cité – que de Benoist concède volontiers –, de laquelle découlent autant sa conception de l’homme édénique et abstrait que les quérulentes philippiques de ses procureurs. Son sensualisme (Lemaître, Lasserre, Maurras) aux allures femmelines (Proudhon) est précisément né de cette amphibologie, aux confins de « l’inintelligible » (Lamartine), qui peut déconcerter et décourager en même temps qu’elle est susceptible de susciter l’agacement ou l’exaspération. On se meut dans la pensée de Rousseau comme dans un océan de glaces et de Benoist déploie un réel talent à y cheminer en jetant des passerelles entre les blocs mouvants des icebergs. D’abord, l’on ne sait pas très bien s’il fait de l’égalité une condition d’exercice du politique ou une propriété naturelle – bien que, selon de Benoist, citations à l’appui, il s’en défende. La question mérite d’autant plus d’être soulevée que toute la dialectique de « l’homme naturellement bon et corrompu socialement » en dépend, ainsi que toute l’architecture de son contrat social qu’il définit comme « une forme d’association qui défend et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, en s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant ». Comment ne pas discerner dans ce grand écart relativiste l’aporie qui caractérise structurellement la modernité ? Une cité est moins une association qu’un fait anthropologique irréductible. Rousseau se montre, en effet, pleinement précurseur : celui des totalitarismes d’essence socialiste (nazisme et fascisme), collectiviste (communisme) et populiste (social-démocratisme, social-étatisme).

D’autre part, comme le rappelle Alain de Benoist, « l’hypothèse de l’état de nature (par opposition à la ’’vie civilisée’’ ou à la société civile) était, on le sait, un lieu commun de la philosophie politique de la seconde moitié du XVIIIe siècle ». Que Rousseau n’ait nullement échappé à cette influence intellectuelle démontre qu’il était pleinement homme de son temps baignant dans les présupposés et les fictions philosophiques d’icelui – bien qu’il se fût écarté des salons et autres encyclopédistes. En cela, l’autre Rousseau que défend de Benoist, loin d’être un contre-Lumière, n’était rien de moins qu’un autre Lumière ou, si l’on veut, un Lumière autre. La preuve en est cruellement apportée par cette propension « romantique » – sinon romanesque – à recourir aux prétendues « origines » naturelles de l’homme. De ce point de vue, le contractualisme est bien à ranger au nombre des théories cherchant à déterminer l’origine du politique. Des auteurs comme Hobbes et Rousseau font reposer la société sur un pacte entre ses membres de façon à échapper à l’état de nature – cette réalité de l’état de nature est, chez eux, purement hypothétique. Or, si la société repose sur un contrat, quelle est la base de la politique ? Hobbes répond que c’est le « don », car donner c’est accorder sans contrepartie et sans obligation. Le politique dispense sécurité, tranquillité et paix à la société sans rien obtenir d’elle en retour. Pour Rousseau, « l’acte par lequel un peuple se soumet à des chefs n’est point un contrat […] c’est une commission ». Pour autant, les deux auteurs peinent à masquer l’origine conventionnelle du politique ; l’un et l’autre partent du principe que le « don » comme la « commission » n’ont de sens que parce que le souverain s’appuie sur le pacte que les hommes ont conclu entre eux. La cause de ce contrat résidant dans la mise à l’écart de l’état de nature, son objet proprement politique ne peut qu’être assuré par le souverain – sauf à vider le contrat de son intérêt comme de son contenu.

Une nation ne se constituent pas par la seule volonté de ses cocontractants

Cette théorie contractualiste est, là encore, critiquable. D’une part, le contrat ressortit à la sphère du droit privé, or la politique s’inscrit avant tout dans une logique publique (par opposition au privé qui relève, en ses inatteignables profondeurs ,de l’intimité, du secret de la chambre à coucher et de celui des alcôves). D’autre part, cette théorie part, finalement, de l’individu qui préexisterait à la société : l’homme antérieur de la dissociété (de l’état) de nature n’accèderait à la paix sociale que par le passage postérieur à la société civile et politique, cette transition étant même « accidentelle » pour Hobbes, « fortuite » pour Rousseau. En conséquence, toute société serait l’œuvre de la raison et ne répondrait à aucune nécessité naturelle due principalement à l’animalité politique de l’homme. Par ailleurs, la théorie contractualiste est une théorie de police, c’est-à-dire qui se préoccupe de la concorde et de la sécurité intérieure, tout en laissant de côté les relations entre États. Joseph de Maistre objectait pourtant que « si l’homme a passé de l’état de nature, dans le sens vulgaire du mot, à l’état de civilisation, ou par délibération ou par hasard […], pourquoi les nations n’ont-elles pas eu autant d’esprit ou autant de bonheur que les individus et comment n’ont-elles jamais convenu d’une société générale pour terminer les querelles des nations, comme elles sont convenues d’une souveraineté nationale pour terminer celles des particuliers ? » (Les Soirées de Saint-Pétersbourg, 1821). Bref, un peuple, une nation ne se constituent pas par la seule volonté de ses cocontractants. L’histoire, tout simplement, le dément.

On le voit, l’origine du politique ne se laisse pas appréhender facilement. Sans doute parce que l’origine du politique se confond avec l’origine de toute activité humaine et de l’existence en général. En conséquence, localiser l’origine du politique est une tâche vaine et impossible ne pouvant déboucher que sur des réponses aporétiques. Avec Julien Freund, il convient alors de considérer que la politique est une essence, c’est-à-dire une catégorie fondamentale, vitale et permanente de l’existence de l’homme en société au sens où l’homme est déjà un être social par nature. Il en ressort que l’homme est à la fois l’origine la plus lointaine et la moins déraisonnable pour appréhender l’essence du politique. De Benoist, dont on connaît la scrupuleuse probité intellectuelle, conclut sobrement qu’en « concentrant son attention sur la société, [Rousseau] manque l’essence du politique ».

Si, à lire attentivement ce plaidoyer, l’on décèle çà et là des aspects novateurs et originaux au sein d’une pensée qui demeure néanmoins foncièrement individualiste – son holisme à l’antique est souvent pris en défaut et reste très théorique –, l’on ne saurait être totalement emporté par la figure d’un Rousseau qui serait in fine l’irresponsable victime expiatoire des méfaits qui lui ont été imputés. Ainsi, notamment, sa religion civile laisse véritablement songeuse et il faut déployer de colossaux efforts pour se forcer à n’y pas débusquer les origines du dogmatisme laïcitaire qui corrode les fondements politico-spirituels de la société française depuis plus d’un siècle. Nostalgique de l’osmose antique entre l’homme religieux et le citoyen, Rousseau récuse le christianisme, qui a effectivement introduit la distinction du temporel et du spirituel, au nom d’une religion civile qui « contribuerait à assurer le primat de la volonté générale sur les intérêts particuliers ». Il y aurait cependant beaucoup à dire sur cette notion de « volonté générale », laquelle étant ancrée dans la nature humaine, est soumise à toute sorte de fluctuations et d’oscillations indexées sur les caprices individualistes du moment. Les fameuses « valeurs de la République » ressassées ad nauseam par nos « élites » ne communient-elles pas, à leur manière hypermoderne et horizontale, sur les autels de la religion civile rousseauiste, ce, dans une parfaite fusion politico-théologique du citoyen-croyant ?

D’où, assurément, l’origine du rejet de Rousseau, parfois virulent, par une certaine droite contre-révolutionnaire viscéralement hostile à toute vision de l’homme désincarné et déchristianisé ; en ce sens, d’ailleurs, cette critique reste valable et de Benoist, en dépit de tout son talent rhétorique, ne parvient pas à convaincre du contraire. Le parallélisme que l’on a pu faire avec Kant s’en trouve légitimé de plus fort, dans la mesure où le dessein du maître de Königsberg a été d’éradiquer la métaphysique (la fameuse « raison pure ») comme une des voies d’accès de la raison à la connaissance, donc à la vérité. Or, Rousseau, en répudiant l’animalité politique de l’homme comme voie d’accès à la raison politique de la cité, le condamne à errer, jusqu’à aujourd’hui, dans les incertitudes, le néant, voire le chaos. De ce point de vue, peut-on parler d’un matérialisme rousseauiste en politique comme on peut invoquer un matérialisme philosophique kantien. Il faut lire Rousseau et savourer la prose d’un grand écrivain mais sans le prendre au sérieux.

 

Alain de Benoist, Un autre Rousseau. Lumières et contre-Lumières. Fayard, 2025, 300 p., 23,90 €.

Illustration : Les restes de Jean-Jacques Rousseau sont transférés au Panthéon

 

 


Politique Magazine existe uniquement car il est payé intégralement par ses lecteurs, sans aucun financement public. Dans la situation financière de la France, alors que tous les prix explosent, face à la concurrence des titres subventionnés par l’État républicain (des millions et des millions à des titres comme Libération, Le Monde, Télérama…), Politique Magazine, comme tous les médias dissidents, ne peut continuer à publier que grâce aux abonnements et aux dons de ses lecteurs, si modestes soient-ils. La rédaction vous remercie par avance.

Facebook Twitter Email Imprimer

Abonnez-vous Abonnement Faire un don

Articles liés