Une bêche que l’on a remisée au fin fond d’une cabane continue d’être un outil de jardinage, même si on ne l’utilise plus. Il en va exactement ainsi du référendum : à l’origine, c’est pour délivrer le « souverain captif », comme le disait André Tardieu, c’est pour faire en sorte que ce peuple soi-disant souverain retrouve dans une certaine mesure la maîtrise de son destin, confisquée par les Chambres durant les républiques précédentes, que l’on va introduire dans la constitution de 1958 les dispositions relatives au référendum « constituant » (article 89 al. 2) mais aussi « législatif » (article 11). C’est d’ailleurs là que se trouve l’innovation la plus intéressante : confier au peuple le soin de réviser la constitution dont il est théoriquement l’auteur semble une évidence, celui qui a fait quelque chose est compétent pour la refaire. Le référendum législatif, en revanche, apparaît comme une rupture plus profonde, puisqu’il s’agit de permettre au peuple de se substituer au « corps législatif », c’est-à-dire au Parlement, pour créer des lois qui sont en principe du ressort de ce dernier, rupture d’autant plus marquée que la procédure est d’une extrême simplicité, le président de la République posant directement une question au peuple. Avec ces deux instruments, on rendait toutes ses chances à la souveraineté populaire : la bêche était prête à l’emploi. Mais encore fallait-il qu’on se décide à l’utiliser, c’est-à-dire que l’on accepte d’en prendre le risque politique, et par ailleurs que l’on puisse le faire : or le Sénat bloquera fréquemment le référendum constituant (qui suppose au préalable un vote conforme des deux assemblées) avant que le Conseil constitutionnel, à partir de l’an 2000, ne s’attribue le pouvoir d’interdire le recours au référendum législatif. En somme, on a replacé la bêche dans la cabane, fermé les serrures à triple tour et installé une alarme, au cas où le peuple aurait l’idée fâcheuse de reprendre son pouvoir.
Existe-t-il aujourd’hui une véritable démocratie participative ?
Il y a des tentatives de démocratie participative, parfois présentées comme la panacée, mais on peut avoir des doutes sur leur fonctionnement : elles ouvrent la porte à diverses manipulations, dans le choix du panel qui va « participer » comme dans son encadrement par des « experts ». Mais, surtout, véritable différence d’avec le référendum, cette « démocratie participative » n’est en rien décisionnelle. Il s’agit d’exprimer ce qu’aurait été le choix des Français s’ils avaient pu débattre de ces questions « correctement éclairés », les pouvoirs publics reprenant ou non ces éléments pour faire leurs choix. On peut envisager de mixer les deux formes, en faisant précéder le référendum d’une phase de démocratie participative, mais c’est de bien peu d’intérêt par rapport au débat public qui doit normalement se tenir avant tout référendum.
Quelle est la principale critique adressée aujourd’hui au principe même du référendum ?
En fait, c’est celle qu’on lui a toujours adressée – critique excessivement gênante au regard du principe démocratique, puisqu’elle implique que le peuple n’est pas assez intelligent pour comprendre des problèmes complexes, pas assez raisonnable pour répondre en fonction de la question posée et non de celui qui la pose, pas assez mûr pour résister à ses passions ou à ses instincts, pas assez attaché au bien commun pour prendre sérieusement le temps de la réflexion, dépasser ses égoïsmes et ses préjugés, etc. Le problème, incontournable, étant qu’il ne devient pas plus intelligent, plus mûr ni plus raisonnable lorsqu’il s’agit de choisir un représentant qui décidera pour lui ; et que répondre oui ou non à un référendum n’est pas plus binaire, ni plus sommaire, que de se décider entre deux candidats à une élection.
Les obstacles opposés aujourd’hui au référendum sont-ils insurmontables ?
Si vous évoquez les obstacles qui sont opposés à la mise en place de référendums, ils sont effectivement difficilement surmontables à l’heure actuelle. D’abord, lorsque c’est possible, comme pour la révision constitutionnelle de l’article 89, on privilégie le choix parlementaire (le Congrès à la majorité des 3/5e) sur le référendum, qui est pourtant la voie normale. Ensuite, malgré l’ouverture de son champ, les présidents de la République ne se pressent pas pour utiliser l’article 11 et son référendum législatif. Enfin, troisième blocage, le Conseil constitutionnel a eu, dans le cadre du référendum d’initiative partagée, le droit d’écarter des questions qui, selon son interprétation prétorienne, n’entraient pas dans son cadre, comme l’ont montré les échecs des dernières tentatives… Droit qu’il pourrait s’arroger dans le cas des autres référendums de l’article 11.
Le peuple a-t-il besoin du référendum ?
Oui si l’on prend en compte une dimension importante du référendum, celle de l’arbitrage. Lorsque l’exécutif et le législatif s’opposent fortement sur une réforme que chacun considère comme essentielle, il peut être important de demander l’arbitrage du peuple. Ce dernier peut passer par la dissolution de l’Assemblée nationale, mais plus encore par l’expression directe du peuple souverain, arbitrage dont on ne peut contester la légitimité. Mais qu’en est-il si les deux pouvoirs, exécutif et législatif, refusent de traiter une question que le peuple considère comme vitale, ou la traitent en imposant au peuple un texte contraire à ses vœux ? C’est ici qu’interviendrait un véritable référendum d’initiative populaire, ou citoyenne, le souverain retrouvant un droit d’initiative pour se poser à lui-même cette question et la trancher. On le voit, le référendum permet de résoudre des situations de crise en rappelant à ceux qui l’oublieraient où est le véritable pouvoir dans une démocratie.
Le référendum révocatoire est-il un développement logique du suffrage universel ou un instrument populiste ?
Un mot d’éclaircissement, d’abord, pour rappeler que le référendum révocatoire constitue en effet un complément à l’élection puisqu’il permet au peuple, ou plus exactement aux électeurs, de revenir sur leur choix sans attendre obligatoirement la fin du mandat, lorsque celui qu’ils ont désigné leur semble ne plus faire l’affaire, ne pas respecter ses engagements, avoir tourné casaque, ou pour toute autre raison, l’idée sous-jacente étant que le peuple, parce qu’il est souverain, a toujours le droit de changer d’avis, et qu’il peut le faire à tout moment. Robespierre parlait de son « droit imprescriptible de révoquer ses mandataires » : et de fait, si l’on admet le principe démocratique, il faut bien reconnaître que le référendum révocatoire, même qualifié de populiste, relève finalement de l’évidence.
Peut-on imaginer, en démocratie, de confier vraiment le pouvoir au peuple ?
Si confier le pouvoir au peuple consiste à lui demander de faire lui-même toutes les règles, du début à la fin du processus, puis de les appliquer et de sanctionner ceux qui ne se conformeraient pas auxdites règles, alors la réponse est évidemment négative : même dans les cités grecques, où il était possible de réunir le peuple sur la place publique et de lui attribuer un pouvoir législatif et même juridictionnel, l’essentiel était fait par d’autres, individus ou conseils, qui élaboraient les projets de loi ou de jugement sur lesquels le peuple pouvait ensuite se prononcer. Et qui, bien sûr, se chargeaient du pouvoir exécutif. Si en revanche cela signifie confier au peuple un droit le contrôle sur ce que font ses représentants, ou encore sur la législation qui va s’appliquer à lui, alors effectivement il y a moyen d’y parvenir, en procédant à une extension significative du champ d’application du référendum.
Et en République française ?
On ne voit pas en tout cas ce qui pourrait l’interdire dans un pays dont la Constitution rappelle que « son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (art. 2). Le peuple dont il s’agit est ici le peuple politique, le demos, qui doit naturellement, comme le montre l’étymologie, participer (kratos) au pouvoir. Mais il est certain, quand on voit certaines réactions à ces questions de l’usage plus fréquent du référendum, ou de la mise en place d’un référendum d’initiative populaire, qu’il y a actuellement en France une oligarchie qui estime devoir éviter à tout prix cette solution. Un refus qui, d’ailleurs, n’a plus tant pour but de protéger les acquis d’une « élite parlementaire », ces notables de la IIIe République, que d’empêcher la cristallisation d’un sentiment national face à la dissolution institutionnelle, au déclassement économique et à la déconstruction civilisationnelle imposés par des intérêts supranationaux.
Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois, Le Référendum, ou comment redonner le pouvoir au peuple. La Nouvelle Librairie, 2023, 288 p., 18€.