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La quantité destructrice ou les leçons de René Guénon

L’été 2022 restera dans les annales, comme son devancier de 1976, par les températures extrêmes qui ont accablé une grande partie de l’Europe. En France, la rubrique des faits divers aura été particulièrement alimentée par de dramatiques feux de forêts qui, pour une cinquantaine d’année au minimum, auront rayé de la carte un nombre substantiel d’essences et d’espèces, rares ou anciennes, aux quatre coins du pays. 

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La quantité destructrice ou les leçons de René Guénon

Chaque été, ces écobuages artificiels sont la manifestation la plus criante d’un fait volontairement occulté par la double-pensée politico-médiatico-capitalistique : les déséquilibres écosystémiques induits par des migrations touristiques de grande ampleur. La masse et ses transferts relèvent principalement de l’économie capitaliste. Mais, sur le plan philosophique, cela pose le problème de la quantité, soit le règne du nombre, ainsi que l’avait observé saint Thomas d’Aquin et, plus tard, à sa suite, René Guénon (1886-1951). La mesure des anciens est sans commune… mesure avec celle des modernes. Au souci d’équilibre et de modération des premiers ne répond guère la quête perpétuelle et superlative de la performance, du « toujours plus » – vite, loin ou haut. Le père du traditionalisme ou, plus précisément, de la Tradition, fit paraître, en 1945, Le Règne de la quantité et les signes des temps. Considéré par son auteur comme la suite de La Crise du monde moderne, publié quelques vingt ans plus tôt, l’ouvrage reflète une tonalité à la fois spenglérienne et eschatologique. Les intuitions philosophiques de l’auteur s’avèrent utiles pour appréhender ce phénomène de la quantité qui nous semble caractériser en propre la modernité. Ainsi, pour l’opposer à la qualité, recourt-il à l’antique dualité de l’essence et de la substance ; Guénon voit dans la quantité une manifestation contingente, inhérente à notre monde. De ce fait, il dissocie la qualité et la quantité, l’une n’étant nullement le contraire de l’autre, chacune évoluant dans sa sphère propre mais dépendant néanmoins intimement l’une de l’autre ; la quantité en tant que substance ou matière se présentant comme potentialité pure, tandis que la qualité tient de l’acte même enfermé dans l’essence de toutes choses.

Prétendre faire sortir le ’’plus’’ du ’’moins’’

Sur ce point, l’on ne peut s’empêcher de rappeler le commentaire qu’Engels adressait à la critique de Dühring sur Le Capital de Marx, dans laquelle il reprochait à celui-là d’avoir dénaturé la « loi » formulée par celui-ci, aux termes de laquelle « une transformation quantitative change la qualité des choses et de même, une transformation qualitative leur quantité ». Guénon commence par partir de la distinction scolastique – directement empruntée à Aristote – entre materia prima et materia secunda, soit entre la substance première ou universelle (la forme ou eidos), de « pure puissance » (et, comme telle, inintelligible c’est-à-dire « indistinguée » et « indifférenciée » : Socrate est, sans autre définition, quand ses potentialités sont multiples) et la substance seconde (la matière ou hylè), candidate au rôle tenu par la première dans la détermination d’un être (bien qu’uniquement en tant que prédicat : cette statue de Socrate est en bronze). Puis, avec saint Thomas d’Aquin, il affirme que la quantité relève d’une catégorie spécifique de la materia secunda, la « materia signata quantitate » : « ce qui lui est inhérent et la fait être ce qu’elle est, ce n’est donc pas la qualité […], mais c’est au contraire la quantité, qui est bien ainsi ex parte materiae. La quantité est une des conditions mêmes de l’existence dans le monde sensible ou corporel. […] On peut dire que la quantité, constituant proprement le côté substantiel de notre monde, en est pour ainsi dire la condition ’’basique’’ ou fondamentale. […] C’est bien une base, mais ce n’est rien d’autre, et l’on ne doit pas oublier que la base, par définition même, est ce qui est situé au niveau le plus inférieur ; aussi la réduction de la qualité à la quantité n’est-elle pas autre chose au fond que cette ’’réduction du supérieur à l’inférieur’’ par laquelle certains ont voulu très justement caractériser le matérialisme : prétendre faire sortir le ’’plus’’ du ’’moins’’, c’est bien là, en effet, une des plus typiques de toutes les aberrations modernes ! » Guénon affine sa théorie de la quantité en précisant qu’elle se présente sous des modes divers : « il y a la quantité discontinue, qui est proprement le nombre, et la quantité continue, qui est représentée principalement par les grandeurs d’ordre spatial et temporel ». Toujours à l’ombre de saint Thomas, il conclut en disant que « c’est le nombre qui constitue la base substantielle de ce monde et que c’est lui, par conséquent, qui doit être regardé véritablement comme la quantité pure ». C’est dire, en d’autres termes, d’après Guénon, que le surgissement du quantitatif en rupture de l’ordre cosmique – la seule unité d’espace et de temps valable pour notre ésotériste islamo-gnostique – engendre nécessairement des transformations irréversibles d’ordre anthropologique, dont les effets collatéraux sur l’environnement de l’homme ne comptent évidemment pas pour… quantité négligeable. Il importe de bien comprendre que Guénon adopte un point de vue global ; il conçoit l’univers comme un continuum que le recours à la philosophie brahmanique – elle-même découlant en droite ligne de la cosmologie hindoue – permet seul d’appréhender dans ses confins les plus extrêmes, c’est-à-dire dans son essence profonde.

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