A l’heure des luttes mondiales pour le contrôle des énergies, le gouvernement français vient d’abandonner sa minorité de blocage sur GDF Suez, le premier distributeur de gaz dans l’ouest européen.
Le fait est à peine croyable. Le 25 juin, le ministre des finances Michel Sapin saluait la vente de 3,1% des actions de GDF Suez effectuée par l’Agence des participations de l’Etat auprès d’investisseurs institutionnels. « Au terme de ce placement, l’État détiendra 33,6% du capital de GDF Suez », affirmait le communiqué, qui omettait la vente concomitante de 0,35% du capital dans le cadre d’un plan d’actionnariat salarié. Une semaine plus tard, les syndicats CFE-CGC et CGT révélaient que l’État français était ainsi passé – à 38 millions d’euros près – sous le seuil du tiers du capital qui lui permettait d’exercer sa minorité de blocage en cas d’OPA, de projets de fusion ou de transfert du siège à l’étranger. « On a tapé dans le mille ; le gouvernement et la direction n’étaient pas très contents… », affirme un responsable de la CFE-CGC contacté par téléphone.
A peine l’opération de cession était-elle terminée que le directeur général de l’Agence des participations de l’État, David Azéma, quittait son poste pour rejoindre Bank of America-Merrill Lynch, l’établissement qui a préparé discrètement cette année la vente de la division « énergie » d’Alstom au géant américain General Electric… Autre coïncidence, presque tous les mandats des administrateurs du groupe arrivent à échéance entre 2014 et 2016, année durant laquelle l’État pourrait retrouver sa minorité de blocage par le jeu de droits de vote double. Dans le conseil d’administration de GDF Suez, on trouve – entre des délégués de l’État et du personnel – une représentante attitrée des intérêts allemands, l’ancien président de British Petroleum (et ex conseiller de la Commission européenne pour la réforme de l’UE) ou encore un administrateur de l’établissement bancaire appartenant à General Electric.
200 000 km de gazoducs et de tubes urbains
L’histoire de Gaz de France commence en 1946 par la nationalisation d’une grande partie des entreprises privées du pays spécialisées dans la production et la distribution de gaz. Elle évoluera considérablement en 2008 suite à sa fusion avec la compagnie Suez. Entre-temps, la déréglementation européenne mise en place à partir des années 90 visera à faire éclater les marchés nationaux de l’énergie et à créer un réseau européen intégré à force de directives contraignantes.
Sous la pression de Bruxelles, le gouvernement français ouvrit le capital de Gaz de France à partir de 2004 puis favorisa sa fusion avec Suez. Cette ancienne compagnie financière (créée pour recevoir de grosses indemnités suite à la nationalisation du canal de Suez en 1956) avait racheté le producteur d’électricité belge Electrabel ou encore le distributeur d’eau et de gaz Lyonnaise des eaux. La fusion imposera les administrateurs de Suez (pour beaucoup issus du monde de la finance) au détriment de ceux de Gaz de France.
Petit à petit, l’entreprise a perdu son statut d’entité de service public : fusion partielle avec le britannique International Power en 2010, attention extrême portée aux dividendes, projets de réaliser dans les prochaines années entre dix et vingt milliards d’euros d’acquisitions à l’étranger au risque de diluer le capital…
Le gaz américain bientôt en Europe ?
Le groupe, qui a produit un chiffre d’affaires de 89 milliards d’euros en 2013 et des flux de trésorerie de 12 milliards, n’en demeure pas moins un mastodonte stratégique : il contrôle plus de 200 000 kilomètres de gazoducs et de tubes urbains en Europe occidentale – premier transporteur sur le continent – et d’importants stocks souterrains, et il possède d’importantes participations dans des réseaux de distribution en Allemagne et dans l’est européen (jusqu’en Roumanie). Il gère trois ports spécialisés dans le gaz naturel liquéfié en France et possède 14 méthaniers. Un pion majeur, à l’heure où Washington tente de couper l’Europe du gaz russe et livre ses premiers stocks de gaz issus de la technique de schiste par bateau.
GDF Suez, qui fournissait encore du GNL aux États-Unis en 2010, pourrait devenir importateur net. Le 10 septembre, le commissaire européen au commerce Karel de Gucht était ainsi aux États-Unis pour planifier des projets d’exportation de gaz et de pétrole américain vers l’Union européenne dans le cadre du traité transatlantique en cours de négociations, dont il a la charge. Un évènement qui intervient un mois après que la Commission européenne ait imposé brutalement à la Bulgarie l’arrêt des préparatifs de construction du gazoduc russo-italien South stream destiné à nourrir l’Europe du Sud (sans passer par l’Ukraine).
De plus, en 2008, lors du projet de fusion entre GDF et Suez, la Commission de Bruxelles avait réclamé au nouveau groupe d’importants investissements destinés à la création ou l’extension de ports spécialisés dans le gaz naturel liquéfié en France et aux Pays-Bas. Un phénomène rarissime pour une institution davantage habituée à exiger aux entreprises françaises de lourdes cessions d’actifs en échange de son accord pour ce type de rapprochement.
Photo : Michel Sapin et Gérard Mestrallet, PDF de GDF Suez