Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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L’anthropologie politique de Clausewitz.
Toute philosophie de la guerre doit se concevoir d’abord comme une philosophie sur l’homme. Une philosophie de la guerre est possible si on part du postulat qu’il est plus raisonnable de se résigner à l’inclination naturelle de l’homme à la violence, que de la récuser au nom de principes abstraits. Toute polémologie philosophique ne peut, donc, faire l’économie d’une réflexion approfondie sur les ressorts anthropologiques de la guerre, à quoi s’ajoutent, certes, d’autres considérations externes qui enserrent le conflit dans un réseau d’explications complexes. L’oubli ou l’ignorance de ces derniers conduisent nécessairement à fausser tout jugement sur la nature réelle d’une guerre en armes. C’est ainsi que l’on a pu entendre, du plus haut niveau de l’État jusqu’aux plateaux télévisés, à propos de cette guerre civile européenne mettant aux prises la Russie et l’Ukraine, ces deux nations sœurs, que le tragique opérait soi-disant son grand retour. L’ineptie d’une telle sentence aussi théâtrale que péremptoire, masquait difficilement la vacuité intellectuelle autant que l’amnésie de nos dirigeants, tout comme celles de leurs cohortes de pseudo-experts appointés. À défaut d’une culture historique éprouvée, une lecture ou relecture d’un auteur comme Carl von Clausewitz (1780-1831) aurait sans nul doute épargné à nos imbéciles savants le grotesque éhonté de leurs propos. Le tragique de la guerre est, bien plus qu’un truisme, une tautologie. En paraphrasant Julien Freund, il serait possible de dire que la guerre est une essence, soit une activité permanente, naturelle, quasi innée de l’homme.
Depuis Clausewitz, nous savons que la guerre est à la fois une fin autant qu’un moyen politique : « la fin politique est bien le mobile initial de la guerre » ; « la guerre n’est rien d’autre qu’une continuation des relations politiques par l’immixtion d’autres moyens. Nous disons par ‘‘l’immixtion d’autres moyens’’ afin d’affirmer en même temps que ces relations politiques ne cessent pas avec la guerre elle-même. Elles ne se transforment pas en quelque chose de complètement différent mais elles subsistent dans leur essence, quels que soient les moyens dont elles se servent » (De la guerre, 1832). C’est dire, en d’autres termes, que la guerre est une activité sociale fondamentale inhérente à l’animalité sociale, donc politique, de l’homme. En conséquence, l’affirmation du caractère tragique de la guerre, comme s’il se fut agi d’un événement inédit et original, relève d’une sottise innommable. Là où Sun Tsu se bornait, non sans quelque utilité, à expliquer comment faire la guerre, Clausewitz met à jour une véritable anthropologie de la guerre. Selon le Prussien, la guerre est gouvernée par « une étonnante trinité (…) : un instinct naturel aveugle, une libre activité de l’âme et sa nature subordonnée d’instrument politique [qui] échoit à l’entendement pur » . Et d’ajouter que « la première de ces trois composantes se rapporte davantage au peuple, la deuxième au général et à son armée, la troisième au gouvernement ».
Ainsi qu’il l’a définie lui-même aux premières lignes de son traité, la guerre est d’abord « un acte de violence engagé pour contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté ». Partant, elle s’enracine dans les tréfonds de l’âme humaine. Bien que Clausewitz ne fût pas un idéaliste, il n’en demeure pas moins que sa référence à l’âme en tant que siège de l’hostilité voire de l’agressivité, n’est pas sans évoquer la distinction platonicienne des trois « espèces de l’âme » : « l’élément rationnel, l’élément irrationnel et concupiscible, l’élément irascible » (La République). Et l’on ne peut s’empêcher, dans une perspective trifonctionnelle, d’y voir une structuration idiosyncrasique du rapport de l’homme indo-européen à la guerre. Tout à fait indifférent à ce rapprochement de nature dumézilienne, Clausewitz note, cependant, que « chez les peuples frustes et guerriers, l’esprit de la guerre est bien plus généralement répandu dans les individus que chez les peuples civilisés, car, à peu d’exceptions près, chez les premiers, chaque homme se considère comme guerrier, tandis que chez les seconds, la masse des citoyens ne participe aux opérations militaires que forcée, et non de son propre chef ». Manière de dire, dans la langue châtiée de ce militaire aristocrate, que la fonction guerrière, nullement prééminente, se trouve, au contraire, subordonnée à la première fonction d’ordre juridico-souveraine et politique. Ce faisant, Clausewitz prenait également conscience qu’avec le recours à la conscription et aux mobilisations de masse, l’essence de la guerre allait se modifier considérablement.
Poursuivant l’analyse tripartite, nous observerons que la violence et l’agressivité se sont dégradées au sein de la troisième fonction, ce, au prix d’une contradiction littéralement explosive, la finalité reproductrice (par essence conservatrice) n’étant nullement conciliable avec la conduite de toute opération belliciste (potentiellement destructrice par définition). Il va sans dire qu’une telle mutation de la guerre comme du rapport des Européens à la violence n’ira pas sans une certaine rupture anthropologique. Les guerres en formes de jadis, apanage des militaires, ont cédé le pas devant les passions belliqueuses incontrôlées des populations civiles. Dans tous les cas de figure, la guerre a été annexée par la morale en même temps qu’elle s’est banalisée en une opération de simple police.