Les fascistes italiens avaient pour cri de ralliement « Me ne frego », les franquistes, « Viva la muerte ». Aujourd’hui, les partisans d’Éric Zemmour, qui, paraît-il, sont les descendants directs des premiers, sont en passe de se choisir un slogan à première vue fort improbable : « Ben voyons. »
Il y avait quelque chose d’irrésistiblement comique dans le fait d’entendre la foule des partisans d’Éric Zemmour scander « Ben voyons ! Ben voyons ! Ben voyons ! » lors du meeting de Villepinte et sans doute ceux qui répétaient cet étrange refrain y mettaient-ils un peu d’ironie. Mais, à l’évidence, ils étaient sérieux aussi, et la politique est une affaire essentiellement sérieuse. Prenons donc ce cri de ralliement au sérieux, et tâchons de réfléchir à sa signification.
Les slogans fascistes et franquistes exaltaient le courage, et singulièrement le courage du guerrier, qui triomphe en lui-même de la peur de la mort violente aux mains des autres hommes, la passion qui est censée être à la base du contrat social. Les slogans fascistes et franquistes étaient des affirmations de virilité exacerbée et une répudiation des normes « bourgeoises » de comportement, fondées sur la crainte et ses corollaires, la prudence et la modération. Avec toutefois cette différence importante que le slogan franquiste avait une connotation nettement nihiliste, puisqu’il affirmait le caractère désirable de la mort par elle-même, alors que le slogan fasciste affirmait simplement l’acceptation de la mort pour une noble cause : « me ne frego di morire per la santa libertà » (peu me chaut de mourir pour la liberté sacrée).
Qu’est-ce donc que ce « Ben voyons » des zemmouriens ? En premier lieu, bien sûr, il s’agit d’un tic de langage d’Éric Zemmour lui-même, sa signature rhétorique en quelque sorte. C’est donc une manière simple de se réclamer de lui, et une sorte de marque d’affection lorsque « Ben voyons » est scandé en sa présence. Mais par ailleurs « Ben voyons » s’adresse à un contradicteur imaginaire et signifie : « Vous racontez vraiment n’importe quoi. En fait, vous racontez tellement évidemment n’importe quoi que ce n’est même pas la peine de vous répondre. » Cela signifie aussi : « Je savais que vous diriez un truc comme ça. Je vous connais par cœur. » C’est une marque de dédain et d’indifférence : dédain vis-à-vis de ce qu’exprime le contradicteur, indifférence quant à l’opinion qu’il peut avoir de vous.
Sortir publiquement du cercle des opinions autorisées
Le contradicteur imaginaire que l’on écrase de son mépris est celui qui énonce les dogmes du politiquement correct, ou de ce que les zemmouriens identifient comme le politiquement correct, puisque c’est typiquement dans ce genre de situation qu’Éric Zemmour laisse tomber son « Ben voyons ». Par exemple : « L’immigration est une chance pour la France », « L’islam est une religion de paix et d’amour » ou encore « Zemmour est un fasciste, un raciste et un misogyne. »
« Ben voyons » est donc aussi une sorte de cri de révolte face aux opinions autorisées. Et comme sortir publiquement du cercle des opinions autorisées n’est pas dépourvu de danger, légal ou extra-légal, c’est en même temps un défi lancé à tous les séides du politiquement correct : « Je me moque de ce que vous pourrez me faire. »
Nous ne sommes pas si loin de « Me ne frego ». Ce qui n’est guère surprenant : le courage est toujours une vertu indispensable à qui prétend faire de la politique, car la politique implique la confrontation, parfois jusqu’à la violence physique. Derrière les bulletins de vote il y a toujours la possibilité de l’affrontement armé. Mais il y aussi cette différence : « Ben voyons » a une tonalité ironique et tranquille que n’a pas « Me ne frego », ce qui est tout à fait normal puisque « Me ne frego » est né sur les champs de bataille de la première guerre mondiale alors que « Ben voyons » vient des plateaux de télévision.
« Ben voyons » est une déclaration d’indépendance et de courage intellectuel. Ce sont les mots que celui qui est sorti de la caverne du politiquement correct adresse à ceux qui voudraient l’y faire redescendre. Ce courage intellectuel n’est pas tout à fait de la même sorte que celui du guerrier, mais nous aurions tort de le situer à un niveau inférieur car la liberté, la liberté vraie, commence toujours par se libérer des « fers forgés par l’esprit ». Et s’il est impossible d’être libre lorsqu’on est dominé par la peur de la mort, on a aussi vu bien des gens physiquement courageux faire preuve d’une grande lâcheté dans la bataille des idées.
« Ben voyons » est un assez beau slogan finalement. Et si vous me dites que le rapprochement que j’ai fait entre ce slogan zemmourien et le « Me ne frego » des fascistes prouve bien qu’Éric Zemmour est un fasciste, je vous répondrais que, 2000 ans avant Mussolini, Horace écrivait déjà « Dulce et decorum est pro patria mori », ce qui est essentiellement la même chose. Ou plutôt, non, je me contenterais de vous répondre : « Ben voyons ».