Cette guerre a commencé dès le XXe siècle au lendemain de la Grande Guerre quand le jeune dollar des années 20 commençait à tailler des croupières à la vieille lady, la livre sterling que Churchill, alors chancelier de l’Échiquier, voulut rétablir dans son antique splendeur en la rendant convertible en or (convertibilité suspendue à cause de la guerre) : il ruina consciencieusement l’industrie britannique devenue trop chère mais fit les beaux jours de la City.
Le temps du roi dollar
La suprématie du dollar fut affermie à Bretton Woods, en 1944, lorsque la thèse américaine l’emporta au cours de cette fameuse conférence à laquelle assistait Keynes, qui recommandait une monnaie internationale, le bancor. La thèse adverse, émise par un certain White, voulut avec succès opposer le dollar à ce bancor. Il est vrai que les États-Unis représentaient l’offre de production et que le reste du monde, ravagé par la guerre, représentait la demande. Quoi de plus facile alors que de faire de la monnaie américaine la devise mondiale ? De surcroît convertible en or sur demande des états participants (l’URSS n’en faisait pas partie) à condition de dégager des excédents de leur commerce extérieur, lesquels, payés en dollars, pouvaient donc être convertibles en or (70 % du stock d’or monétaire mondial en 1945). Ce que fit le général de Gaulle, la prospérité revenue, avec les excédents du commerce extérieur, conseillé en cela par Jacques Rueff.
« Notre monnaie, votre problème »
L’émission inconsidérée de dollar (commerce extérieur, guerre du Vietnam, euro-dollars) conduisit à la rupture du lien avec l’or au cours de l’été 71. On sait que cette rupture entraîna la hausse de l’énergie et provoqua la fin de la période des Trente Glorieuses. Dès lors, la valeur des monnaies devint fonction de leur demande ou leur offre sur les marchés, on appela cela les changes flottants ou flexibles (si on était optimiste). Mais, si l’on sait assez bien que cette rupture fut une cause de la crise, on voit moins qu’elle ouvrait aussi la page redoutable de la financiarisation de l’économie mondiale et l’invention de produits dit dérivés dont le caractère spéculatif n’avait d’égal que leur dangerosité financière. Paradoxalement, c’est au moment où la monnaie ne vaut plus rien que se vérifient les intuitions de Marx et de Weber sur la monnaie comme bien en soi et objet de marché. Néanmoins le privilège de l’Amérique devenait exorbitant puisqu’il n’y avait plus l’obligation de l’assise métallique : « le dollar est notre monnaie et votre problème » pouvait dire John Connally, secrétaire au Trésor de Nixon (août 1971), dans ce qui restera une date majeure de l’histoire monétaire. Perturbée par les changements erratiques de parité (le système de Bretton Woods avait établi une parité fixe des monnaies), une délégation européenne était venue se plaindre auprès de John Connally, en vain. Il restait aussi un autre privilège, beaucoup moins connu, que nous avions évoqué dans Politique Magazine d’octobre 2019 : le privilège d’extraterritorialité que s’octroie l’oncle Sam. Tout utilisateur du dollar est soumis à la loi américaine mais plus précisément, c’est moins connu, au FCPA : Foreign Corrupt Practice Act[1]. Cette loi date de 1977, à la suite de l’affaire du Watergate et surtout l’affaire Lockheed. Sous couvert de lutte contre la corruption, elle va devenir une véritable machine de guerre ciblant principalement les grandes entreprises européennes. C’est ainsi que l’Amérique (General Electric) pourra s’emparer d’Alstom.
Guerre économique USA-Chine
La question d’une alternative à cet ordre dollarisé a été posée un temps par l’euro, qui s’est néanmoins avéré incapable de rivaliser ; il est douteux d’ailleurs que celui-ci ait été voulu comme tel, même si une partie de l’opinion le souhaitait comme instrument d’une Europe-Puissance, la vassalisation étant trop prononcée dans le personnel européen. L’euro est une monnaie d’échange intra-européenne, mais il ne sert pas assez à acheter du pétrole, du blé, du cacao ; des pays se sont essayé à commercer en euro, mais la matraque étatsunienne était là pour les en empêcher.
La Chine n’entend pas se laisser dominer par l’Amérique et vise le premier rang mondial, mais les États-Unis disposent encore d’une arme redoutable, le dollar, avec son cortège de sanctions, taxes, droits de douanes, et interdictions, copiés par les Chinois. Il s’agit donc pour la Chine de tailler à son tour des croupières à son rival, tâche difficile puisque tout le monde veut encore du dollar, les banques surtout, et que l’Amérique peut interdire à toute entreprise qui utilise le dollar de commercer avec un pays déclaré ennemi (Corée du Nord, Iran). La Chine a donc tenté d’imposer le yuan comme monnaie d’échange international.
Modalités de la guerre monétaire
Mais qui veut des yuans ? Pour l’heure, assez peu de monde, en vérité. Le yuan ne représente que 4 % des transactions mondiales. Seule peut-être la Russie vend ses hydrocarbures et achète en yuan des produit manufacturés (accords de Shangaï). Mais cela ne pèse guère pour faire du yuan une devise. La dévaluation compétitive (déprécier sa monnaie sur les marchés) permet de stimuler les exportations et de préserver le marché national puisque les prix des marchandises importés enchérissent (Trump ayant intelligemment utilisé les droits de douane pour freiner ces très importantes importations de produits chinois). Mais la contrepartie de cette dépréciation pèse sur le prestige de la monnaie, son attractivité. Nous sommes là dans une guerre qui n’est pas sans rappeler la crise des années 30, dévaluations en chaîne et protectionnisme.
Pour sortir de l’impasse, la Chine a donc choisi une autre solution : le yuan ne parvient pas à s’imposer comme devise, qu’à cela ne tienne, il sera numérique : l’e-yuan est né !
Cyber monnaie pour une cyber guerre
Il s’agit d’échapper à l’étau du dollar mais aussi à ses circuits, soit le produit et le moyen de sa circulation, en créant une monnaie numérique, comme le bitcoin et toutes les monnaies numériques libres qui échappent à cette tutelle. Mais – et la différence est énorme –, ces monnaies ne sont pas discrétionnaires, elles sont le produit du seul marché. La Chine reste une dictature et, si elle a fait ses preuves numériques dans la surveillance de ses citoyens, elle ne saurait renoncer à son monopole d’émission de l’e-yuan, dont elle est en train d’accélérer le programme d’émission. Celui-ci lui permettrait de surcroît de contrôler immédiatement toutes les transactions faites par les Chinois, plus de contrôle a posteriori, coûteux et laborieux. Celui qui s’avise de ne pas traverser dans les clous est déjà fiché par reconnaissance faciale, il le sera aussi pour toute transaction suspecte, un vrai bonheur pour les banquiers et les politiques. L’e-yuan DCEP (Digital Currency Electronic Payment) doit donc remplacer le yuan, sous sa forme physique. Les deux monnaies ont la même fonction. Elle est distribuée par les banques nationales à leurs clients, sous contrôle de la banque centrale chinoise. Les premiers tests se déroulent depuis ce mois d’avril dans des villes choisies par le gouvernement. L’e-yuan pourrait donc aider Pékin à renforcer sa position sur la scène internationale, notamment en Afrique où la Chine gagne du terrain et où des dirigeants et des gouvernements subissent de plus en plus des sanctions économiques (pas toujours infondées, il est vrai) de la part de Washington. Pour Linghao Bao, analyste chez Trivium China, la principale raison de création de l’e-yuan est « d’égaliser les règles du jeu », entendez avec les Américains. Les chances de réussite internes sont grandes pour cet e-yuan. Une application pourrait permettre le paiement avec les téléphones portables, qui joueraient une fois de plus le rôle de portefeuille.
Il reste qu’on ne voit pas encore cet e-yuan assurer les paiements sur les marchés internationaux et être recherché pour les achats en Chine, mais la technologie va vite et l’histoire aussi. Le dollar a néanmoins encore de belles années devant lui et ne doutons pas que son pays saura prolonger le « In God We Trust » pour quelque temps encore.
[1] . Wikipedia : « Le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) est une loi fédérale américaine de 1977 pour lutter contre la corruption d’agents publics à l’étranger. […] Elle concerne l’ensemble des actes de corruption commis par des entreprises ou des personnes, américaines ou non, qui sont soit implantées aux États-Unis, soit simplement cotées en bourse sur le territoire américain, ou qui participent d’une manière ou d’une autre à un marché financier régulé aux États-Unis. […] Par extension, le simple fait d’avoir établi une communication téléphonique ou envoyé un courriel transitant via le territoire américain permet l’application du FCPA. »