L’autre nuit, j’ai rêvé. Un éléphant blanc (ou peut-être était-il gris ou rose ?), un éléphant, donc, piétinait le plancher de ma chambre : je vois encore ses grosses pattes armées de gros ongles se lever et s’abaisser en cadence et sans bruit, en produisant à chaque poser un vilain nuage de poussière.
Et entre ses pattes, un petit bonhomme rouge à grelots dorés essayait de ne pas se faire écraser. Il gesticulait, mais ne parvenait pas à franchir le périmètre des membres du pachyderme, qui roulait des yeux féroces en dansant lourdement sur place. Moi, je tentais de lui crier de venir me rejoindre au fond de la pièce, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Et j’étais fort angoissé car non seulement je n’avais pas de voix, mais j’étais incapable de sortir de mon lit pour secourir le petit homme rouge.
Ami lecteur, vous qui êtes un grand imaginatif, doué d’une sensibilité exquise, avez-vous déjà vécu cette angoisse nocturne dont vous sortez le cœur battant la chamade, entortillé dans vos draps, aspirant en tempête une grande lampée de nuit ? Il vous semble alors nécessaire de vous lever, pour chasser ces miasmes méphitiques, cette sourde angoisse qui reste lovée en vous comme un serpent faussement somnolent… Après avoir bu un verre d’eau, vous constatez que la nuit est encore loin de sa fin, et vous vous souvenez d’un rendez-vous important prévu ce matin.
Vous vous recouchez donc, avare de ce qui vous reste de sommeil… Las, revoici l’éléphant blanc, gris ou rose, sa danse poussiéreuse et le petit bonhomme rouge toujours aussi en danger d’être écrasé ; et vous passez ainsi des heures à vous égosiller silencieusement, prisonnier dans votre lit, jusqu’à ce que l’heure du réveil vous délivre, exténué.
Ces nuages sont gros de violence et de guerre civile
Il peut vous arriver de prendre à cœur certains évènements ou échéances que vous estimez angoissants ou dangereux comme un accident, une absence inexpliquée, ou encore la maladie grave d’un de vos proches ; quand il s’agit de la discussion d’un projet de loi scélérat appelé cauteleusement « l’aide à mourir », qui engage la société, et du même coup sans doute la civilisation sur une voie de mortel déshonneur, votre condition de simple citoyen vous réduit quasiment à l’état de témoin impuissant ; et c’est en état de veille que vous subissez les éléphants piétineurs, les frayeurs du petit homme rouge et l’angoisse ophidienne lovée au fond de votre cœur.
Le plus pénible est sans doute l’impuissance et la colère qui en résulte : que faire contre la maladie grave qui menace votre frère ou votre conjoint, que faire contre un régime rongé par la corruption des mœurs et de l’intelligence, comment ne pas se sentir en ce dernier cas, ne serait-ce qu’en partie complice par passivité de ce qui inquiète et indigne ? La révolte, la dépression, l’agressivité peuvent s’emparer de certains, et ces nuages sont gros de violence et de guerre civile ; pour d’autres, ce sera le repli, la résignation, l’indifférence, le mépris glacé ; certains espèrent encore et toujours, comptant sur la légalité et les prochaines élections. D’autres enfin, armés d’Espérance, ont entendu que « le mal ne l’emportera pas », et se souviennent de prier.