Avec Montaigne, tentons de philosopher pour vivre.
Qu’une société médite sur la mort, voilà qui est plutôt sain, voire on ne peut plus stimulant pour l’esprit. Depuis l’aube de la pensée, la mort s’est naturellement imposée comme la préoccupation philosophique majeure que chacun entend soumettre à son jugement. Il n’est que de lire les textes que nous ont légués Platon, Épicure, Lucrèce, Marc-Aurèle, Montaigne, Pascal, Hegel, Nietzsche, Heidegger, jusqu’à Freud ou Marcel Conche. Et que dire du plus sacré des livres, la Bible, qui, dans sa partie néotestamentaire, nous offre l’inestimable présent de l’Espérance christique de la résurrection ? Mais qu’une même société se mette à désirer ardemment la mort, au point de décider de l’infliger unilatéralement, voilà qui modifie considérablement l’angle d’approche qui fut celui des Européens depuis l’aube des temps. Omniprésente mais redoutablement tapie dans sa latence, sonore dans son impénétrable silence, visible dans le masque blême de l’altérité, malgré l’invisibilité de ses atours, toujours menaçante, son ombre portée la révèle telle qu’elle est : omnipotente, voire omnisciente car elle seule connaît le jour et l’heure. Ontologiquement, la mort est notre essence, donc notre tragédie. Avec le logos, la conscience insistante, pénétrante et incommensurable que nous en avons nous sépare irréductiblement de nos frères de poils et de plumes. Certes, un chat peut sentir que la fin est proche et se retirer du regard des hommes, mais il ne sait rien de la nature de ce terme. L’homme non plus, me direz-vous, mais il pense sur elle… sans être avancé pour autant, puisqu’il ne parviendra jamais à obvier l’inéluctable. Néanmoins, penser la mort est, pour l’homme, une nécessité… en même temps qu’une aporie. Son insaisissabilité, son incoercibilité même, en font un phénomène aussi effrayant que mystérieux. Dès lors, toute notre vie se passera à l’attendre. C’est ainsi que se forge la définition de l’homme, un mortel pensant.
Au rythme des angélus, des famines et, parfois, des guerres
Montaigne (1533-1592) nous a prévenus « que philosopher, c’est apprendre à mourir », titre d’un de ses plus fameux essais (Livre I, chap. XX, 1580). Soyons pur esprit dans la mesure où notre corps progressivement nous abandonne, jusqu’au grand saut final. Ne vivons pas pour la mort, mais par elle : attendu qu’elle nous ravira un jour, vivons pleinement dans le cadre qu’elle nous assigne, ni plus, ni moins. Ce qui nous coûte, finalement, une fois happés dans le trépas, est l’ineffable peur panique de ressembler au galet froid, dur et sans âme que trimballent le sac et le ressac de la mer. Jusqu’au Jugement dernier. S’il advient. Vivants, nous sommes au monde et, durant ce bienheureux, salutaire et vivifiant sursis qu’est la vie, nous oublions parfois que la mort est en nous, inscrite dans la dégénérescence de nos organes, sur nous comme l’indélébile marque de naissance de la destinée, au-dessus de nous, virevoltant de ses ailes amples et noires pour nous rappeler notre humble condition. Montaigne exhorte à ne surtout pas faire comme si la camarde n’était point embusquée, prête à remplir son office. Déjà, par les autres qui succombent devant nous, nous la voyons, non pas elle directement, mais par l’effet de son étrange et funeste baiser déposé, à la dérobade, sur le visage crayeux de ceux qui nous sont chers : « ces exemples si fréquents et si ordinaires nous passant devant les yeux, comment est-il possible qu’on puisse se défaire du pensement de la mort, et qu’à chaque instant il ne nous semble qu’elle nous tient au collet ? » – l’on relèvera ce « pensement » qui n’est point une scorie, mais cette « pensée » qui doit nous habiter comme pour mieux panser nos âmes tourmentées. Puis, en nos divertissements, forts nombreux – en ces temps turbo-capitalistiques d’hyperabondance qui effacent en nous jusqu’au souvenir des temps jadis où nos aïeux ployaient sous les travaux et les jours au rythme des angélus, des famines et, parfois, des guerres –, gardons-nous de triompher d’aise : « parmi les fêtes et la joie, ayons toujours ce refrain de la souvenance de notre condition, et ne nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que parfois il ne nous repasse en la mémoire, en combien de fois, cette notre allégresse est en butte à la mort, et de combien de prise elle la menace ».
Ils n’ont plus de choux à planter
Philosopher est d’autant plus apprendre à mourir que notre méditation doit se faire plus légère que l’air et plus lourde que la mort, cet implacable ennemi : « ôtons-lui l’étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-le, n’ayons rien si souvent en tête que la mort. À tous instants représentons-la à notre imagination ». Alors, pourquoi se hâter au trépas, quand il nous faut d’abord vivre, c’est-à-dire philosopher ? « Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut ; et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait ». Si nos contemporains aspirent tant à la mort, est-ce parce qu’ils n’ont plus de choux à planter, tant la nonchalance philosophique s’est hideusement muée en agitation consumériste ? En ces temps déspiritualisés, l’esprit a cédé le pas devant la matière. C’est à cette aune que l’on interprètera la fièvre mortifère des partisans de cet holocauste du « suicide assisté », qui conçoivent la mort comme un effacement. Tout à leur axiomatique utilitariste et mécaniciste de la vie, ils la réduisent à un néant. Nulle métaphysique puisque à l’antique « il n’est plus », ils lui substituent un prosaïque « il n’est pas ». La mort n’est plus la fin de la vie, mais devient sa finalité en soi. Terrifiant !