Lettre 24 – Ricca à Ibben (extrait légèrement modifié)
J’ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige, et je ne doute pas que tu ne balances à les croire… Ici, mon ami, les gens sont étranges. Un ministre proche du monarque annonçait récemment qu’un débat devait naître sur la légalisation du chanvre indien. Il suscitait immédiatement un immense tollé chez les opposants et même à la cour. Pourtant, Usbek te le confirmera, nous étions tous deux persuadés que la substance était déjà licite dans ce pays. En effet, pas moins de dix-sept millions de personnes disent avoir déjà essayé le cannabis et sept cent mille avouent en être des consommateurs réguliers.
Comment cela serait-il possible sans une acclimatation, non pas seulement des plants, mais aussi et surtout de la législation ? Mais ce n’est pas tout : la France est aussi ce pays où on lance un projet de loi pour libéraliser le marché du travail mais qui se transforme progressivement en texte anti-entreprises, où l’on pénalise le recel d’un délit que l’on supprime par ailleurs (la consommation de services sexuels à titre onéreux), où les gens se lèvent la nuit pour se tenir immobiles sur une place publique sans que l’on sache s’ils se couchent le jour, un pays où l’on a récemment inventé des bourses pour les non-étudiants, des portiques de taxation montés puis démontés à grand frais, des portiques de gares montés puis neutralisés (on aime les portiques ici, surtout s’ils ne servent à rien : même l’Arc de Triomphe ne permet plus le passage des troupes).
C’est aussi un État dans lequel on crée de grandes régions que les habitants ne parviennent pas à nommer autrement que par des locutions ridicules, où le nombre de fonctionnaires ne cesse de croître tandis que la dette publique s’aggrave, où l’on pousse à l’exil la jeune génération… Tous ces prodiges nous paraissaient s’expliquer par une consommation régulière et donc légale de substances hallucinogènes. Mais non, c’est interdit.
C’est bien la même terre qui nous porte tous deux ; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents.
Merci à Montesquieu