Lorsque le chancelier d’Aguesseau recevait les jeunes magistrats dans la Grand’Chambre du Parlement de Paris, il leur disait : « vous êtes les dieux de la terre ».
Il détaillait cette formule en rappelant que le Parlement de Paris avait cassé des testaments royaux, celui du grand Roi Soleil en particulier, réduit à l’état d’enfants adultérins des bâtards que le même roi avait légitimés (le duc du Maine, fils de Madame de Montespan), prononcé des séparations de corps dans les plus grands ménages de la noblesse, etc. Ces propos n’étaient pas de nature à rabaisser l’orgueil de cette institution à qui Louis XV devra rappeler avec violence, dans la magnifique séance dite de la Flagellation, qu’elle n’était pas la source de toute justice. La très belle exposition sur Louis XV au Château de Versailles a omis malheureusement de rappeler tout ce que ce grand roi avait préparé pour réorganiser la Justice : suppression des Parlements, création de Cours d’appel et de tribunaux, rédaction de codes (civil, commerce, pénal), tous projets que le Premier consul reprendra quand il voudra remettre de l’ordre dans une France déchirée par la Révolution.
François Mitterrand avait coutume de dire : « Méfiez-vous des juges, ils ont tué la Monarchie, ils tueront la République ». Il n’est pas certain que les magistrats d’aujourd’hui aient l’intention de tuer la République mais tout se passe comme si l’institution centrale de notre régime politique, le président de la République, était l’objet de leur attention particulière. Dès que celui-ci n’est plus protégé par l’immunité attachée à la fonction, il se retrouve mis en examen et menacé d’être renvoyé devant le tribunal correctionnel. Celui qui fut constitutionnellement président du Conseil supérieur de la Magistrature se retrouve ainsi dans la position du dernier des justiciables, moins protégé que celui-ci en raison de ses fonctions antérieures. Dans un désert politique où le pouvoir exécutif est « déconnecté » des réalités sociales et où ce qu’il est convenu d’appeler la « représentation nationale » ne représente plus le peuple, les « dieux de la terre » d’aujourd’hui ne peuvent que se sentir bien placés pour agrandir leur pouvoir. Non soumis à l’élection, statutairement indépendants du pouvoir exécutif, les juges sont les seuls à exercer les prérogatives de l’État que Lénine résumait dans cette formule : « Détachement d’hommes armés. Prisons ». Le pouvoir des juges, aujourd’hui n’est pas le fruit de la volonté de puissance de quelques-uns, ni d’un complot idéologique, mais d’une fatalité presque mécanique lorsque le politique s’efface ; la nature ayant horreur du vide…