Une fois pour toute, il est important de sortir du binôme camp du bien / camp du mal. On ne sait pas par quel sortilège le protectionnisme serait devenu le mal absolu, l’enfer, l’horreur économique et autres… Le libre-échange étant le bien absolu confinant au paradis du laisser faire ? C’est bien dans l’esprit d’une époque qui aime tout laisser faire.
Ce qu’il y a de certain, c’est que les décisions de Trump bouleversent l’ordre établi. Ainsi voit-on un étrange syllogisme se déployer à gauche, le camp du bien par excellence, devant une droite libérale, ébahie et naïvement réjouie.
Quand la gauche défend les marchés
Syllogisme donc :
- La chute des marchés financiers ?
- La faute à Trump, qui est fasciste !
- À gauche, on est contre le fascisme, donc on est pour les marchés financiers.
En effet, à gauche on leur trouve tous les charmes, la mondialisation ne serait-elle pas, en définitive, une internationale 2.0 ? Une nouveauté historique ? Pas si sûr ! En apparence, il est tout à fait singulier de voir les médias et partis de gauche s’amouracher pour la finance. Mais alors souvenons-nous : « Mon ennemi, c’est la finance », déclarait François Hollande lors de la campagne présidentielle du PS en 2012.
En 2013, le projet de loi de séparation et de régulation des activités bancaires défendu par Hollande, pour donner l’illusion qu’il met en œuvre sa proclamation démagogique, est un leurre. Car la loi ne sépare pas les activités de marché mais en filialise simplement une toute petite partie. « La toute-puissance de la banque “mixte” condamne notre pays à dépendre des caprices des marchés ». Entendre par banque mixte une banque qui, en même temps que les services à la clientèle, se consacre aux marchés financiers, parfois avec l’argent de ses clients.
Christopher Lasch a définitivement fait un sort à cette question. Dans La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, écrit juste avant sa mort et publié de façon posthume en 1995, Lasch montre comment le détachement social, économique et géographique des élites hédonistes et mondialisées est à l’origine du malaise de nos démocraties modernes.
Mais revenons au manichéisme du débat. Jamais, par exemple, n’est citée cette disposition de l’OMC autorisant le protectionnisme dès lors qu’il est avéré qu’un État subventionne ses exportations ou sa production. Et la presse unanime de pousser des cris d’orfraie, Trump est en train d’appauvrir la planète, de liquider les multinationales ! À dire vrai, il remet en cause l’ordre libertarien établi à partir des années 80, une page se tourne, mais on le dit débile ou fou. Seul l’économiste Marc Fiorentino, spécialiste des marchés financiers, banquier d’affaires et essayiste à succès, n’est pas d’accord, et le dit. Interviewé sur BFM Business, l’économiste attaque « le florilège d’âneries et de certitudes qu’on entend depuis 24 heures » (et de nombreuses heures depuis). Et Fiorentino de poursuivre à l’adresse des médias et des politiciens français : « On n’a pas les moyens d’être arrogants, en France, et de porter des jugements quand on a des résultats aussi catastrophiques. Quand j’entends un Thierry Breton après ce qu’il a fait dans plusieurs boîtes et quand j’entends Emmanuel Macron après ce qu’il a fait à l’économie française, je leur dis : calmez-vous un tout petit peu ! »
Revenir à l’histoire américaine
Le protectionnisme est dans l’ADN de l’Amérique. Dès les origines il s’agissait de se protéger de la concurrence de l’ancienne puissance coloniale, l’Angleterre. Les Yankees vainqueurs de la guerre de Sécession (1865) l’imposent contre la tradition sudiste libre-échangiste en raison même de leurs productions de produits « coloniaux », tabac, coton, etc. Protectionnistes, ils le sont contre la toute-puissance de l’industrie anglaise, première en la matière jusqu’à l’émergence de la concurrence allemande à la fin du XIXe siècle. 70 % des recettes de l’État fédéral étaient à cette époque issues des droits de douanes. Et la spectaculaire ascension de l’Amérique comme puissance industrielle s’est faite de 1865 à 1945 dans un contexte protectionniste : le protectionnisme comme facteur de croissance, voilà une vérité oubliée.
Le 30 octobre 1947, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Tariffs and Trade, ou GATT), signé par une vingtaine de pays, entre en vigueur. Il prévoit la réduction des obstacles tels que tarifs douaniers, quotas, contingentement. L’accord est considéré comme provisoire et permet aussi de faire fonctionner la logique du dollar établie en 1944 comme monnaie internationale suite aux accords de Bretton Woods.
Ce n’est qu’à partir de la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le 1er janvier 1995, que l’économie américaine entre dans une logique libre échangiste et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, connaît délocalisation et désindustrialisation, comme en France, mais masquées en termes de PIB par la « tech » américaine qui déploie alors sa toute-puissance. Les grands bénéficiaires de la mondialisation sont les travailleurs les plus qualifiés (cadres dirigeants de grandes entreprises, professions à haut niveau d’expertise intervenant à l’international) et les détenteurs de capitaux. C’est la même chose en Europe, au bénéfice des individus les plus qualifiés nés entre 1980 et 1995, qui ont pu être surnommés « génération Erasmus et Easyjet ».
Protectionnisme : effets bénéfiques et effets néfastes
Ce ne sont pas les droits de douane qui appauvrissent les peuples. Ils appauvrissent plutôt les multinationales. Certes les mesures de Trump provoquent des bouleversements, marchés financiers, prix, etc. En réalité, elles touchent à la géopolitique. Mettre des droits de douane, c’est tenter de réduire les immenses déséquilibres nés de la mondialisation, or on ne saurait nier que les pays occidentaux sont au bord de la faillite et que le Sud global est en pleine ascension. Pendant les Trente Glorieuses, la forme sournoise, actuellement dominante, de l’oligarchie financière était tempérée par la protection douanière et les États disposaient de contre-pouvoirs pour s’opposer au totalitarisme mercantile des multinationales qui détiennent désormais un pouvoir exorbitant, y compris un pouvoir de corruption.
On nous dit que les droits de douanes vont provoquer de l’inflation : certes, certains produits seront plus chers à l’importation mais la véritable cause de l’inflation reste les Banques centrales qui en sont responsables en continuant de faire marcher la planche à billets.
Quant à la hausse des prix, le pétrole ne cesse de baisser, ce qui est désinflationniste sinon déflationniste. De même, la fermeture du marché américain aux produits chinois (et encore pas tous) va faire baisser les prix par abondance de l’offre et réduction de la demande. Certes on peut craindre que la Chine se reporte sur l’Europe pour écouler sa production. Mais qu’attend l’UE, dans ces conditions, pour utiliser l’arme protectionniste, au lieu de se coucher ? Quant à la baisse des marchés actions, elle entraine mécaniquement des achats d’obligations d’État, ce qui fait baisser les taux !
On doit à Charles Sanat une belle formule de conclusion de la question : « Souvenez-vous du monde des Trente Glorieuses. Elles furent glorieuses avec des droits de douane qui feraient pâlir d’envie Donald Trump et des régulations que nous avons oubliées et que les moins de 50 ans n’ont jamais vues, de leurs yeux vues ! »
Qui perd, qui gagne ?
Ces nouvelles taxes pourraient provoquer un gain de plus de 700 milliards de dollars annuels pour l’État fédéral, selon Trump. De 400 à 500 milliards de dollars, rectifie Christian Saint-Étienne. Ce bénéfice combiné avec la réduction des dépenses liées aux agences gouvernementales qui servent à tout sauf à l’intérêt général, l’exemple le plus frappant étant USAID, pourrait se traduire par une baisse des impôts sur le revenu, ce qu’annonce Trump, bénéfice électoral en vue (les élections de mi-mandat se tiendront en novembre 2026).
Trump est avant tout un businessman, il hausse les droits de douanes et recule, le cas échéant, pour obtenir ce qu’il veut, sans doute en dessous de ce qu’il annonce au départ, mais c’est le jeu. Dans le collimateur du président américain, l’UE, à l’égard de laquelle il souffle le chaud et le froid. Trump se conduit comme le président de ceux qui l’ont élu, ces classes moyennes victimes de la mondialisation, via la suppression des droits de douane. Une politique qui a envoyé les usines et les emplois en Chine et en Europe de l’Est, laissant sur le sable du chômage et de la misère les classes moyennes américaines, comme les classes moyennes françaises. Red necks et Gilets jaunes connaîtraient-ils une revanche ? Réponse dans un ou deux ans.