L’arme nucléaire est possédée par l’Inde, le Pakistan, Israël, la Corée du Nord… Peu d’ogives mais des doctrines d’emploi intéressantes et, surtout, un pouvoir de nuisance potentielle qui est leur véritable atout diplomatique.
La récente crise entre l’Iran, Israël et les États-Unis a remis sur la table un épineux sujet : la question de l’accession au statut de puissance nucléaire. Car on ne naît pas doté de l’arme nucléaire, on se l’octroie. Mis à part les détenteurs officiels qui se voient reconnaître la possession de cette arme, qui n’est pas vraiment une arme de combat, quelques pays ont réussi à s’en doter. Mais l’arme nucléaire n’est pas apparue de la même manière et, surtout, elle l’a été dans des contextes politiques et géopolitiques fort différents, allant de la survie existentielle à la subtile carte diplomatique. Analysons ces « petites » puissances qui ont acquis l’arme nucléaire qu’elles ne sont pas censées détenir au regard du privilège reconnu par le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) de 1968. On notera des doctrines différentes, ce qui est inévitable au regard de la situation géostratégique de ces détenteurs.
Israël, ou l’art de l’ambiguïté stratégique
Le nucléaire israélien est un secret de polichinelle : tout le monde sait, mais l’intéressé ne l’affirme, ni ne l’infirme. Le programme nucléaire israélien remonte à l’origine, quand le nouvel État est confronté à une situation incessante de guerre. Dès 1949, Ben Gourion encourage le programme nucléaire ; son jeune poulain, Shimon Pérès, entretiendra ainsi une coopération active la France qui n’est ainsi pas étrangère à l’acquisition rapide de l’arme nucléaire par le jeune État hébreu, même si l’Angleterre aurait également appuyé ce programme, notamment par la vente d’eau lourde au moyen d’une société-écran. La coopération cessa cependant au début des années 1960, le général De Gaulle redoutant l’isolement de la France à cause de cet appui trop encombrant. L’enjeu pour Israël est simple : se protéger ou disparaître. Car à la différence de ses voisins, Israël ne peut se permettre d’être battu pour des raisons qui tiennent à son existence même. Pour ses voisins, la défaite est un affaiblissement, mais pour Israël, une défaite équivaudrait à une disparition, ce qui n’a jamais été démenti par les actions militaires offensives de cet État. Très rapidement, Israël a donc acquis l’arme nucléaire. C’est en avril 1967 qu’Israël construit ses deux premières bombes qui, à l’époque, ne pouvaient être mises en œuvre que par des hélicoptères Frelon. Puis des ogives pouvant être mises en œuvre par des missiles, des sous-marins ou des avions seront construites. Israël détiendrait entre 80 et 400 ogives nucléaires, dont l’existence continue à faire l’objet d’une « ambiguïté stratégique ». Israël n’a jamais procédé à d’essais nucléaires, mais on soupçonne l’existence d’un essai nucléaire clandestin mené de concert avec l’Afrique du Sud en 1979 (le fameux incident Vela) dans les eaux territoriales de ce pays.
Inde : entre dissuasion minimum et développement des capacités opérationnelles
À la différence de l’État hébreu, l’enjeu n’est pas de même nature pour l’État indien. Il s’agit de peser face à des voisins avec lequel il a mené plusieurs guerres conventionnelles que ce soit avec la Chine (un conflit en 1962) ou avec le Pakistan (plusieurs guerres depuis 1947, dont un conflit qui marqua les esprits en 1971), ce qui conduisit l’Inde à mener son premier essai nucléaire en 1974. Le souci de l’arme nucléaire s’explique non par la crainte d’un anéantissement, mais plutôt par celui d’une incursion plus ou moins poussée de l’un des deux voisins sur son sol national. C’est plus la vulnérabilité aux frontières que la menace de la disparition qui a poussé New Dehli à se doter de l’arme nucléaire. Si un essai nucléaire a eu lieu en 1974, puis quatre autres essais en 1998, ce pays soutient une doctrine de dissuasion minimum étayée par une insolite déclaration de non-emploi. Sans être partie au TNP, l’Inde milite activement pour un monde sans armes nucléaires, même si on estime le nombre de ses ogives entre 135 et 180. On pourra considérer l’Inde comme le pays le moins favorable à l’arme nucléaire des pays détenteurs, même s’il n’est pas sans contradiction et que des considérations de « realpolitik » deviennent inévitables quand le jeu géostratégique est complexe.
Le Pakistan : pas de capacités intercontinentales, mais la possibilité d’une utilisation au combat
Quant au Pakistan, il s’est lancé à son tour sur les chemins de l’acquisition à partir des années 1970 pour réaliser son premier essai nucléaire en 1998. Le Pakistan a ainsi développé des ogives pouvant être mises en œuvre par des missiles ou les forces aériennes. À la différence de l’Inde le Pakistan professe une doctrine reposant sur une préséance dans l’utilisation de l’arme nucléaire par rapport aux armes classiques. La courte portée de certains lanceurs laisse entendre que l’arme pourrait être utilisée sur un champ de bataille. Le Pakistan est également un pays qui soutient l’arme nucléaire comme riposte à une attaque nucléaire à la différence, par exemple, de la doctrine française des « intérêts vitaux » qui admet que l’arme nucléaire peut être utilisée face à une menace ne prenant pas nécessairement l’aspect d’un recours à l’arme atomique. La possession de l’arme nucléaire par le Pakistan repose sur la crainte d’une invasion militaire indienne. Mais comme New Dehli n’est qu’à cinq cent kilomètres de la frontière pakistanaise, Islamabad ne s’est pas lancé dans la mise au point de missiles intercontinentaux.
Corée du Nord : l’assurance-survie diplomatique
La République populaire démocratique de Corée (RPDC), plus connue sous le nom de Corée du Nord, est la dernière du « club » de ces petites puissances. L’acquisition est le fruit d’un long chemin qui débute en 1993 avec le retraité du TNP. La particularité de la Corée du Nord est qu’elle est le seul pays qui, à ce jour, a pu poursuivre son programme nucléaire malgré les condamnations et réprobations internationales, ce qui a conduit à un premier essai nucléaire en 2006 (plusieurs essais ont été effectués par la suite en 2009, en 2013 et en 2017). La détention de l’arme nucléaire s’explique pour des raisons de souveraineté et de garantie dans le jeu international, où le pays reste isolé, nonobstant le récent rapprochement avec la Russie (jusqu’à quand ?). L’arme atomique permet à Pyongyang de peser diplomatiquement et de réduire la menace américaine à des exercices militaires gesticulatoires quasi-annuels qui ne pourront, en l’état actuel des choses, déboucher sur une quelconque invasion. Plusieurs essais ont pu être effectués. L’arme nucléaire conduit des adversaires à agiter des condamnations, mais elle écarte en tout cas toute perspective d’intrusion hostile sur le sol nord-coréen. Le résultat patent est que les deux Corée continuent à se regarder en chiens de faïence.
L’arme nucléaire, arme politique par essence ?
On notera que les quatre pays n’ont pas connu d’invasion militaire, ni de revers militaire, malgré le terrorisme (Israël, Inde et Pakistan) ou l’existence de tensions permanentes avec les voisins. A contrario, on peut se demander ce qu’il en aurait été si certains pays (l’Irak ou la Lybie) s’étaient dotés de l’arme nucléaire ou s’ils l’avaient conservée (cas de l’Ukraine). En 1994, Kiev avait en effet renoncé à toute arme nucléaire. Mais si le choix de maintenir l’arme nucléaire au nom de la l’héritage soviétique et de la continuité avec l’URSS avait été fait, on peut raisonnablement supposer que les événements auraient pris une autre tournure et que le contentieux avec la Russie aurait vraisemblablement revêtu un aspect moins passionnel et certainement moins frictionnel. Quant à l’Irak, on peut envisager que l’État ne se serait pas désagrégé et que l’arme atomique aurait conduit à une certaine cohésion. L’arme nucléaire, c’est un peu ce qui permet aux « petits » de ne pas être écrasés par les « grands », et même d’être écoutés. L’arme nucléaire rend les condamnations impossible (Israël) ou les sanctions inapparentes et inefficaces (Corée du Nord). Dans le cas Nord-Coréen, elle a paradoxalement encouragé la voie diplomatique., même si cela a été au prix de négociations incessantes et interminables Ce qui démontre que l’arme nucléaire n’est pas non seulement une arme de combat ou une arme de destruction massive, mais qu’elle est surtout une arme éminemment politique, qui garantit le fait que l’on emploie à votre égard un ton plus mesuré. Nucléaire d’accord, mais politique d’abord.
Illustration : Les actualités ordinaires en Corée du Nord : tir de missile balistique.