Début décembre 2022, c’est en toute discrétion que la ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, s’est rendue à Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire et fleuron de la Françafrique pour y rencontrer des acteurs de la société civile. Sa mission : mesurer et comprendre le sentiment anti-français qui ne cesse d’augmenter en Afrique depuis plusieurs années.
C’est sa première visite en Côte d’Ivoire. Seule. Fraîchement nommée ministre des Affaires étrangères il y a sept mois, Catherine Colonna a débarqué avec une petite délégation à Abidjan, le 9 décembre 2022. Si, officiellement, il s’agit d’une visite de travail visant à renforcer les liens d’amitié avec le pays et renforcer la sécurité de l’Afrique de l’Ouest constamment menacée par des groupes djihadistes toujours plus audacieux, la véritable raison de ce déplacement se trouve ailleurs. Ne bénéficiant d’aucune expérience sur le continent, la diplomate est venue discrètement comprendre pourquoi le sentiment anti-français ne cesse d’augmenter en Afrique. À Yopougon, la ministre a rencontré divers membres de la société civile, préalablement triés sur le volet. Ce quartier populaire de la capitale économique ivoirienne n’a pas été choisi au hasard. C’est le fief de Charles Blé Goudé, brièvement ministre de la Jeunesse sous la présidence controversée de Laurent Koudou Gbagbo. L’homme est connu pour avoir déclamé ici des discours enflammés anti-français, entre 2003 et 2011, durant la guerre civile, et lancé depuis son quartier-général ses troupes contre les expatriés, forçant 8 000 d’entre eux à fuir la Côte d’Ivoire, la plupart pourtant installés dans le pays depuis des générations.
Soutien à des dictateurs corrompus
Une défiance envers la France qui inquiète le Quai d’Orsay. Car le mouvement secoue toutes les anciennes colonies françaises. Centrafrique, Togo, Tchad, Mali, Niger ou encore récemment le Burkina Faso, les populations brûlent les drapeaux tricolores devant les caméras et affichent des pancartes anti-françaises. Hier applaudies comme libérateurs, les troupes françaises sont aujourd’hui conspuées et soupçonnées de vouloir recoloniser l’Afrique ou de placer des présidents à la botte de Paris (la présence des bases militaires françaises reste décriée). Les « milléniaux » africains, pourtant moins analphabètes que les générations précédentes, ont majoritairement une idée négative et une opinion revancharde de la France, nourries par des vidéos conspirationnistes, beaucoup réalisées et mises en ligne sur les réseaux sociaux par la diaspora africaine résidant en France, de fausses rumeurs dont ils ne cherchent pas véritablement à vérifier la véracité. Ils fustigent ses politiques dont les discours flirtent selon eux avec « un certain racisme anti-noir ». Selon une enquête menée par l’Ichikowitz Family Foundation (IFF) en 2020, ils ne sont plus que 57 % des 18-24 ans à avoir un avis positif de la France contre 68 % en faveur de la Russie, 83 % pour les États-Unis et 79 % pour la Chine. Lesquels ont considérablement grignoté le pré carré français sur son terrain économique (de leader, Paris n’est plus aujourd’hui que le troisième partenaire commercial en Afrique) et militaire. Lors du sommet Afrique-France d’Octobre 2021, les échanges entre Emmanuel Macron et les jeunes Africains ont rapidement tourné au procès de la France. L’ancien colon a été renvoyé dans les cordes pour son « paternalisme, son arrogance et son soutien à des dictateurs corrompus ». Sur les modèles cités par les jeunes Africains, pas un seul n’est français. Américains, Chinois, Africains sont les références qui ressortent de cette enquête révélatrice d’un problème croissant.
Franc CFA et colonisation monétaire
Une perte d’influence qui inquiète profondément le palais de l’Élysée quelque peu dépassé par tous les événements qui ont agité l’Afrique au cours de ces cinq dernières années. On n’hésite plus à attaquer les sociétés françaises, accusées de piller les ressources du continent ou d’affamer les Africains. En mars 2021, lors des émeutes de la faim à Dakar, ce sont principalement les enseignes françaises d’alimentation qui ont été visées par les manifestants qui ont pillé leurs magasins. Un sentiment anti-français que les médias publics, en France, n’évoquent qu’avec une grande pudeur mais qui est confirmé par la Rwandaise Louise Mushikiwabo. Secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), elle a volontiers reconnu qu’il existe un mécontentement général contre la France en Afrique, peut-être « dû au fait que certains dirigeants restent focalisés sur l’ancienne puissance coloniale » comme elle l’explique dans une interview accordée au Monde, le 19 novembre 2022. Elle-même, alors ministre des Affaires étrangères de son pays (2009-2018), n’avait pas mâché ses mots contre cette France considérée par le président Paul Kagamé comme responsable du génocide qui a frappé la région des Grands Lacs dans les années 1990. Aujourd’hui, certains mouvements ou associations (dites) panafricaines n’hésitent plus à remettre en question le Franc CFA. Un héritage de la colonisation qualifié outrancièrement de « nazisme monétaire » par l’économiste ivoirien Nicolas Agbohou. Une monnaie toujours arrimée à la France et dont l’Afrique peine à changer avec la mise en place de l’Eco, objet de tous les fantasmes et espoirs possibles sur le continent.
Décolonialisme 2.0
En s’excusant à tout-va sur les crimes commis ou supposés par les Européens durant la période du commerce triangulaire, par la colonisation française (Algérie, Cameroun, Madagascar), ou en souhaitant rendre les objets rapportés en France durant les conquêtes coloniales, l’Élysée a produit l’effet contraire de ce qui était escompté et a démontré à une jeunesse africaine quelles étaient les faiblesses et fragilités de la France aux prises avec un wokisme décomplexé qui n’hésite plus à remettre en cause l’histoire officielle d’un continent à un autre. Le face-à-face violent entre le nouvel ambassadeur de France au Niger, Sylvain Itté, et l’activiste anti-français Makfoul Zodi, le 5 novembre 2022, reste le dernier témoignage en date de ce désamour persistant entre l’Afrique et la France. Invité à s’exprimer lors d’un échange avec les jeunes Nigériens, le Coordonnateur national du mouvement « Tournons la page Niger » n’a pas hésité à invectiver durement le haut fonctionnaire français et à le menacer devant une foule acquise à ses diatribes. L’ambassadeur, humilié, a dû quitter une salle très irritée par sa présence et a relativisé en dénonçant des « propos discourtois ». La vidéo de l’incident a été largement relayée sur les réseaux sociaux africains qui ont mis l’incident sur un piédestal et l’ont inscrit dans les hauts-faits de guerre du « décolonialisme 2.0 ».
Un discours que peine entendre et reconnaître la France qui préfère faire porter les responsabilités de son échec sur ces « forces à l’œuvre » qui manipuleraient les Africains, affirme Catherine Colonna sur les ondes de Radio France Internationale (RFI), cachant à peine le fait qu’elle vise le Kremlin qui tend à remplacer la France dans son rôle de « gendarme de l’Afrique ». Pis, interrogée en octobre 2022 par Stéphane Demilly, député centriste, sur la montée du sentiment anti-français en Afrique, la ministre a presque botté en touche, préférant vanter les réussites de la « macronie » en matière d’investissements et aides « aux pays africains les plus fragiles » avant de faire la publicité d’un « partenariat établi respectueux d’égal à égal » avec ces derniers. S’il reste encore compliqué à quantifier, le sentiment anti-français est une réalité qu’on ne peut plus nier. Souhaité par le président Emmanuel Macron, le partenariat gagnant-gagnant entre la France et l’Afrique s’avère désormais impossible à mettre en place. La faute à une nouvelle élite française au pouvoir qui pêche par sa méconnaissance totale du continent et qui reste trop concentrée sur les questions européennes, loin des attentes de la jeunesse africaine qui rejette désormais une histoire commune avec la France. Jusqu’à la prochaine fois où ils feront encore appel à elle ? Pour le meilleur et le pire.
Illustration : Déclaration de Mme Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, sur les relations entre la France et la Côte d’Ivoire, à Abidjan le 10 décembre 2022. « […] Et puis nous luttons ensemble, bien sûr, contre les groupes terroristes armés, contre la piraterie maritime, contre un certain nombre de trafics qui fait que nos deux pays sont main dans la main et prêts à répondre aux défis du temps, mais avec le sourire et dans la bonne humeur. C’est important et tout se passe très bien. »