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Le capitalisme ou la perversité du libéralisme (2)

La triade Mandeville, Smith, Hayek.

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Le capitalisme ou la perversité du libéralisme (2)

Il convient de ne pas concevoir la dialectique libéralisme-capitalisme comme un processus d’ordre chronologique mais bien plutôt comme une double réciprocité causale aux conséquences nécessaires et logiques. L’intérêt serait vain et stérile de déterminer le moment de l’apparition première du capitalisme (même si le mot est explicitement apparu au XIXe siècle) comme de celle du libéralisme dans l’histoire humaine, sauf à dévoiler le projet sous-jacent des libéraux s’évertuant à dédouaner le libéralisme des prétendus excès capitalistiques (croyant échapper ainsi à l’étiquette infâmante de l’« ultra-libéralisme »), voire à expurger le capitalisme de ses scories « néo-libérales » (c’est-à-dire un libéralisme « pur » et originel supposément mal compris et dévoyé). Un point demeure à peu près certain : il a fallu que le libéralisme et le capitalisme naquissent dans des conditions intellectuelles, morales, politiques et économiques qui fussent des plus favorables à leur développement. C’est ainsi que le capitalisme n’a pu être rendu possible que par le « désencastrement » de l’économie (Karl Polanyi) devenue autonome par rapport au politique et au social, tous deux entendus dans la dimension aristotélicienne du Bien commun « encastré » dans le local – i.e. le situé, l’enraciné. Le capitalisme congédie l’antique et holiste valeur d’usage pour lui substituer une artificielle valeur d’échange portant sur des biens et des services indifférenciés entre individus coupés de tous liens communautaires entre eux, au nom du principe vertueux du « doux commerce ». L’intérêt collectif s’effaçant pour laisser le champ libre aux désirs individuels, le libéralisme peut d’autant plus discrètement faire son entrée qu’il s’est affiché ab initio en présence du capitalisme comme son prédicat indissociable. La centration sur l’individu est une axiomatique du libéralisme qui postule précisément que celui-ci se situe exclusivement à l’origine de tous les faits sociaux. Un esprit pressé ou paresseux aura tendance à métonymiser ces deux termes de capitalisme et de libéralisme, quand ils n’en restent pas moins que purs synonymes. Pris isolément, l’individu se trouve, ex abrupto, coupé de ses semblables en vertu de sa singularité propre qui ne serait nullement redevable d’un passé, d’une famille ou d’une communauté particulière. Sans lieux ni liens, il est par lui-même et à lui-même sa propre loi, donc sa propre limite. Du fait de son aséité, il s’est lui-même arrogé le pouvoir de se fixer des bornes comme celui de n’en poser aucune.

Capitalisme, une désinhibition des vices individuels

C’est tout le problème ainsi élucidé des liens qui unissent capitalisme et libéralisme, dont le plus grand dénominateur commun réside dans la propension à l’hubris, cette course vers l’illimité jusqu’à ce que mort s’ensuive – ultime limite que les suppôts transhumanistes du capitalisme tentent de repousser vers son abolition totale. C’est ici qu’intervient Bernard Mandeville (1670-1733), le véritable proto-théoricien du capitalisme dont vont s’inspirer commentateurs (Marx), zélotes (tels Adam Smith ou Friedrich Hayek) ou contempteurs (à l’instar de Dany-Robert Dufour qui contribua à le sortir de l’oubli). Dans deux opuscules aussi brefs que denses et explosifs quant à leur contenu, ce médecin, précurseur de la psychanalyse, soutenait, d’une part, qu’« il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits » (La Fable des abeilles ou les vices privés font les vertus publiques, 1714). Dans un autre court texte paru la même année, il affirmera que « les vertus morales caractérisant les grandes nations ne sont que des productions politiques résultant de la flatterie » (Recherches sur l’origine de la vertu morale, 1714). Mandeville ramasse ainsi en quelques lignes l’esprit profond du capitalisme enté sur une désinhibition des vices individuels qui, par ruissellement, doivent profiter à tous les niveaux de la société – là où Max Weber se fourvoiera en justifiant le capitalisme par un puritanisme ascétique d’essence luthéro-calviniste. En outre, sa vision pessimiste de l’homme le conduira à en faire un être foncièrement égoïste ne fonctionnant qu’à la flatterie et aux inclinations de ses concupiscences ; en conséquence, calculateur et immoral, il feindra la vertu pour s’attirer les honneurs et les mérites. Adam Smith (1723-1790), bien qu’escamotant la pensée scandaleuse de Mandeville, substituera au vice l’« amour de soi » comme moteur de l’échange (La Richesse des nations, 1776) ; semblant se contredire, il en avait pourtant tenu pour la « sympathie » (Théorie des sentiments moraux, 1759), aporie qu’il faut s’attacher à résoudre en considérant que l’altruisme apparent sert surtout à satisfaire, en retour, ses propres intérêts égoïstes. Chantre de l’« ordre spontané », Hayek (1899-1992), fondateur de la Société du Mont-Pèlerin, dans la continuité de Mandeville et pour sa défense, écrira : « les individus, en poursuivant leurs propres fins, qu’elles soient égoïstes ou altruistes, produisent des résultats utiles aux autres qu’ils n’avaient pas prévus et dont ils n’ont peut-être même pas eu connaissance » (Conférence sur un grand esprit : Dr Bernard Mandeville, 1966). Amoral ou immoral, le capitalisme ? À suivre.

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