Monde

Le capitalisme ou la perversité du libéralisme (2)
La triade Mandeville, Smith, Hayek.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Spontané. « Venez comme vous êtes », proclame une célèbre enseigne de malbouffe. Vers quoi courent nos contemporains ? À quoi aspirent-ils, en dehors des congés payés (par l’employeur ou à crédit), du dernier smartphone ou du Thermomix© dernier cri, du blockbuster à la mode ou de la croisière low cost à bord d’imposants charters des mers transportant jusqu’aux antipodes « des gens qui seraient mieux chez eux, dans des endroits qui seraient mieux sans eux », selon la très juste formule de Jean Mistler.
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Spontanée, à l’instar de la génération libérale qui ne suit évidemment pas le rythme cyclique du renouvellement démographique des générations. Elle s’est imposée dans nos sociétés avec les Trente Glorieuses et n’a fait que croître et enlaidir. L’esprit bourgeois s’est répandu par ruissellement à l’ensemble de la classe moyenne. Mais, comme le souligne Alain de Benoist, on ne reconnait plus dans le bourgeois moderne – que nous avions nous-même qualifié de « néo-bourgeois » – « le bourgeois vieux-style à la Benjamin Franklin, frugal, travailleur et épargnant. […] Il se veut dynamique, sportif, hédoniste, voire bohème. Loin d’éviter les dépenses superflues, il semble saisi d’une fièvre de consommation qui lui fait rechercher tous les nouveaux gadgets. Loin de chercher à se restreindre, son mode de vie, centré sur le culte du moi, est ’’pour ainsi dire tout entier consacré au plaisir’’ (Péguy). » (Contre le libéralisme. La société n’est pas un marché, 2019, p.178). Cet embourgeoisement « spirituel » de la société serait-il, lui-même, le fruit de son évolution vers l’épanouissement matérialiste des monades consuméristes qui peuplent cette société, nom métonymique du marché ? On serait enclin à le penser à la lecture croisée de Bernard Mandeville et de Friedrich von Hayek, le second vouant une admiration au premier à proportion de la dette intellectuelle qu’il contracta à son égard en poursuivant et en approfondissant l’idée « jumelle » de la « formation spontanée d’un ordre » social – selon Hayek – issu d’une « évolution » induite de « l’œuvre commune de plusieurs siècles » (La Fable des abeilles, 1714). Pour le philosophe Laurent Francatel, « l’originalité de l’approche mandevillienne est de penser l’ordre social comme émergence. […] Mandeville insiste sur le registre de l’involontaire et du méta-conscient dans la formation des ordres spontanés. L’ordre social est le produit de l’action des hommes mais non celui de leur intention » (« Les théories de l’ordre social spontané à l’épreuve d’un retour du dessein : Mandeville et Hayek », Astérion, 28, 2023 [ICI]). Idée – également inspirée de l’évolutionnisme darwinien – que reprendra Hayek pour expliciter sa théorie de l’ordre spontané : « il existe des structures ordonnées qui sont le résultat d’hommes nombreux mais d’aucun dessein humain » (Droit, législation et liberté, [1973)], 2007).
Ce qui est frappant et mérite qu’on s’y arrête quelque peu réside dans l’opération généalogique d’établissement de filiation qu’Hayek effectue entre sa propre pensée de l’ordre spontané et l’hétérotélie mandevillienne selon laquelle « dans l’ordre complexe de la société, les résultats des actions des hommes sont très différents de ce qu’ils ont voulu faire, et les individus, en poursuivant leurs propres fins, qu’elles soient égoïstes ou altruistes, produisent des résultats utiles aux autres qu’ils n’avaient pas prévus et dont ils n’ont peut-être même pas eu connaissance ; en fin de compte, l’ordre entier de la société, et même tout ce que nous appelons la culture, est le produit d’efforts individuels qui n’ont jamais eu un tel but, mais ont été canalisés à cette fin par des institutions, des pratiques, et des règles qui n’ont jamais été délibérément inventées, mais dont le succès a assuré la survie et le développement » (« Dr Mandeville », [1966], Commentaires, 1999, n°85). Si la pensée de l’ordre spontané n’a rien de philosophiquement nouveau depuis Aristote, il en va de même de l’origine occasionnellement peccamineuse d’actions vertueuses que saint Thomas d’Aquin a pu relever de son côté. Toutefois, la pensée classique n’a jamais considéré, au contraire de Mandeville, que « les défauts des hommes […] peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales » (La Fable des abeilles). Hayek souscrit pleinement à cette stupéfiante et « scandaleuse » inversion conçue par Mandeville, sans jamais la soumettre à un quelconque jugement critique – ne trouvant, par exemple, rien à redire à l’applaudissement mandevillien du « gouvernement habile par lequel l’homme politique avisé transforme les vices privés en bien public ». Que de l’« orgueil » ou de « l’amour-propre » émergent quantité de vices qui, par on ne sait quel mystère évolutionniste darwinien (référence explicitement hayekienne), aboutiraient à la prospérité sociale, voilà qui n’inquiète nullement Hayek tout à son constructivisme social dans le dessein proprement économique de détruire toute politique (oserions-nous dire naturelle avec l’Aquinate et Michel Villey). Le spontanéisme hayékien se résume à une monadologie ; séparé du corps social, indifférent à son dessein (le Bien commun), l’individu est livré à un amoralisme erratique indexé sur son propre intérêt. Il est d’autant plus spontané que ses mœurs sont déréglées, ses sens désorientés et son âme déconstruite.