Si, comme pour la précédente crise économique à laquelle on a donné le nom du phénomène déclencheur, les « subprime », alors la prochaine crise gardera dans l’histoire le nom barbare de « Covid-19 ».
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la nouvelle crise est déjà commencée ; les seules choses que l’on ne connaisse pas ce sont l’ampleur qui sera la sienne et les conséquences qui en résulteront[1]. Comme, pour la grande crise précédente, les causes de son élargissement sont connues : elles découlent de l’individualisme libéral qui a substitué à la souveraineté nationale orientée vers le Bien commun, la libre circulation des hommes, des biens, des services et des capitaux organisée en vue de l’enrichissement individuel. Comme pour cette précédente crise, personne ne sait vraiment comment la contrôler.
Une crise économique d’abord chinoise
Au moment où ces lignes sont écrites, il est difficile de prévoir comment et quand la crise prendra fin. Mais, plusieurs millions de personnes ont été mises en quarantaine, ont été interdites de travailler et n’ont même eu le droit de sortir de chez elles qu’une fois tous les deux jours pour se procurer les denrées indispensables à la vie. Les travailleurs qui avaient profité des fêtes du nouvel an chinois pour aller passer quelques jours en famille ont été interdits de revenir sur leur lieu de travail. Certes, si l’épidémie est rapidement maîtrisée, les ouvriers seront tenus d’augmenter la cadence pour rattraper le temps perdu, mais chaque jour qui passe accroît le risque global. Dès que le rythme normal de la vie reprendra, les autorités du pays pousseront à orienter les travaux vers la satisfaction des besoins élémentaires des travailleurs chinois avant de songer aux exportations. Comme la mort ne choisit pas non plus en fonction de l’utilité économique de celui qu’elle frappe, personne ne peut dire si certaines activités ne seront pas longuement perturbées par la disparition d’un « homme-clé ». Le monde entier a vu des hôpitaux sortir de terre en un temps record, mais les médias se sont abstenus de dire si le nombre des médecins qui y étaient affectés était suffisant et s’ils disposaient du matériel et des médicaments nécessaires.
Par ailleurs, et compte tenu de la mentalité chinoise, même s’il n’est pas rendu responsable de la crise, le président Xi Jinping sera amené à se pencher sur les questions d’aménagement des marchés (le virus est-il vraiment apparu sur le marché aux poissons de Wuhan[2] ?), d’hygiène publique, de circulation des personnes au sein du pays, etc. La production chinoise de biens et services en sera certainement affectée ; le pouvoir politique – déjà malmené par divers mouvements sociaux – pourrait même en être fortement ébranlé. Quoi qu’il en soit, et faute de transparence suffisante de la façon dont fonctionne réellement l’économie chinoise, il est difficile d’appréhender dès maintenant les conséquences sur les entreprises endettées aujourd’hui à l’arrêt ou au ralenti, sur les sociétés chinoises importatrices privées de débouchés, sur les armateurs sans fret[3] et sur les compagnies d’aviation dont les appareils restent cloués au sol. Sans parler, naturellement, des entreprises bancaires spécialisées dans le recyclage des devises issues du commerce chinois.
Quand un maillon cède, toute chaîne se rompt
Le problème économique n’est pas limité à la Chine. Depuis que les gouvernements des pays économiquement développés ont abdiqué toute responsabilité politique vis-à-vis des citoyens qui les élisent pour favoriser le grand commerce international source de profits (mais aussi, hélas, cause de la prolifération de la pollution), la Chine, grâce au dumping social, est devenue l’usine du monde. Pour faire tourner ses usines dans lesquelles se presse une main d’œuvre aussi précaire que bon marché, elle est devenue le premier pays importateur de matières premières telles que le pétrole, le fer, l’aluminium ou le cuivre. Non contente d’assurer 80 % de la production mondiale dans le secteur des « high-tech », elle est devenue aussi le premier pays exportateur de produits semi-finis. C’est pourquoi, la suspension ou le ralentissement de la fabrication de certains composants électroniques a provoqué non seulement l’arrêt de nombreuses usines automobiles chinoises (y compris du groupe PSA et de Renault) mais aussi d’usines automobiles en dehors de Chine : Hyundai et Kia en Corée ou Fiat-Chrysler en Serbie (où sont produites les Fiat 500). Ces groupes automobiles vont donc connaître un ralentissement réel dont l’ampleur ne sera mesurable que lorsque la crise sanitaire sera finie, à moins que des « relocalisations » ne permettent de redémarrer l’activité plus vite. Mais, au-delà de ces groupes importants, leurs sous-traitants, souvent des petites et moyennes entreprises, vont se retrouver en difficulté. Et, ces petites et moyennes entreprises, elles-mêmes, sont indispensables au fonctionnement d’autres entreprises ainsi que de certains commerces de proximité. De proche en proche, le risque pourrait se propager d’autant plus rapidement que, rentabilité oblige, on a pris l’habitude de travailler en « flux tendu », c’est-à-dire sans stock de sécurité tant pour les approvisionnements que pour les pièces de rechange.
De grands groupes comme Apple, Nintendo ou Samsung dont les produits les plus vendus sont « assemblés » en Chine, vont aussi connaître une baisse de rentabilité ; mais les conséquences pour les consommateurs ne seront surtout que de confort. Là où cela risque de devenir plus grave – surtout si la crise perdure – c’est dans le domaine pharmaceutique. En effet, même les médicaments vendus par des laboratoires nationaux sont composés de molécules actives produites quasi exclusivement en Chine comme c’est le cas, par exemple, pour le paracétamol. Que ces molécules ne soient plus fabriquées et ce sont des chaînes de médicaments indispensables qui vont être affectées avec les conséquences qui en découleront nécessairement en termes de santé publique et donc, peut-être, de productions dans des secteurs qui a-priori ne devraient pas être concernés. Quand un lien tendu à l’extrême cède brutalement, il se produit toujours un effet de fouettement dont les conséquences sont imprévisibles car on ne sait pas, au moment de la rupture, qui sera frappé par le mouvement.
La mondialisation contre le Bien commun
Dans un souci de gagner toujours plus d’argent, les entreprises n’ont de cesse d’augmenter leur marge tout en laissant apparaître un prix de vente qui semble supportable aux yeux du consommateur (même si, pour obtenir le bien convoité, ce dernier doit s’endetter au-delà du raisonnable). Poussés par la philosophie ambiante – notamment celle promue par la Commission européenne –, les Pouvoirs publics sont de plus en plus amenés à se conduire comme de simples agents économiques. En faisant circuler des produits « bon marché », sur lesquels ils communiquent abondamment, ils en oublient que certains produits sont stratégiques et doivent être disponibles, quel qu’en soit le prix. Ce sont, en particulier, tous ceux qui sont nécessaire à la santé ou à la sécurité des peuples dont ces gouvernements ont la charge.
La libre circulation inconsidérée des hommes, des biens, des services et des capitaux, la poursuite du « toujours plus » au moindre coût et l’impatience du « tout, tout de suite » ont fait passer au second plan, sinon perdre de vue, la sécurité et la pérennité des citoyens. En présentant de façon insolente, un bien-être matériel clinquant, comme unique clé du bonheur, on a d’un côté fait naître des rancœurs chez ceux qui n’y ont pas accès et d’un autre côté créé un appel d’air auquel sont sensibles des populations moins favorisées. Si demain, la crise économique aidant, on ne peut absolument pas répondre aux attentes de ces nouveaux venus ou si les autochtones ont l’impression que cette présence devient trop lourde à supporter, alors cette crise économique risquera de se compliquer d’un malaise social profond que le pouvoir en place aura du mal à maîtriser.
Il reste donc à espérer que la crise chinoise actuelle sera de courte durée et qu’elle permettra aux hommes politiques de prendre conscience de l’iniquité d’un développement purement matériel reposant sur les migrations de déracinés, le dumping social et l’optimisation fiscale.
[1] Quand Monsieur Bruno Lemaire dit qu’elle coûtera à la France 0,1 point de croissance, il fait comme si elle était finie et que le système économique mondial avait repris son activité normale.
[2] Si, comme le pensent certains biologistes, ce virus est le fruit d’une « mutation non conventionnelle », les conséquences seront encore plus importantes.
[3] Sept des dix plus grands ports du monde sont situés en Chine.