Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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C’est la frugalité la plus roide qui nous menace. La promesse matérialiste de la république universelle ne se réalisera pas, et la pauvreté nous forcera à la vertu. Bref, le réel s’impose. Et la démocratie libérale n’est pas armée. Le monde n’avait jamais cessé d’être dangereux, il la repousse en dehors de l’histoire.
Les événements des deux dernières années ont sérieusement mis à l’épreuve le fonctionnement et les principes mêmes de notre démocratie. La pandémie coronovirale a contraint les gouvernements de tous les pays à une suspension sans précédent des libertés publiques. Et nous savons que celles-ci pourraient à nouveau pâtir des nécessités liées à la lutte indispensable contre la pollution et le réchauffement climatique. Nous avons subi successivement les interdictions de sortir de chez soi sans autre motif que la nécessité de se rendre au travail ou de faire ses courses (ou d’aller chez le médecin), de voyager en France comme à l’étranger, les obligations de respecter des gestes barrières et de porter un masque, de télétravailler, de renoncer à des achats autres que ceux de prétendue première nécessité, et, pour les commerçants, les propriétaires et gérants de salles de spectacles et de sport, les restaurateurs, de fermer boutique et de se mettre en faillite malgré les aides de l’État, tout cela sous le contrôle vigilant des autorités et la répression sans faiblesse des contrevenants. Et il n’est pas certain que certaines de ces mesures ne seront pas de nouveau appliquées, en cas de recrudescence de l’épidémie. Quant aux effets conjugués de la politique écologique et des conséquences économiques de la guerre russo-ukrainienne, ils pourraient bien se traduire par des restrictions drastiques de consommation énergétique, des contingentements sévères de produits industriels et alimentaires, des limitations de déplacements et d’utilisation de véhicules personnels. Nous risquons fort d’entrer dans une période de pénurie, de restrictions imposées, de réduction des libertés et de répression. D’aucuns jugeront une telle hypothèse exagérément pessimiste. Cependant, au vu de la situation actuelle du monde, elle semble parfaitement vraisemblable, et point n’est besoin de s’abandonner au désespoir pour l’envisager.
Une page est tournée. Non celle du mondialisme, mais, assurément, celle du libéralisme sans frein du dernier tiers du XXe siècle et des premières du XXIe, individualiste, hédoniste et consumériste, ne reconnaissant d’autres valeurs que celles du marché, et d’autre culture que les produits frelatés de la culture de masse. Les hommes vont redécouvrir, dans la douleur, les conséquences nocives de l’égoïsme, la nécessité d’une éthique réelle soustraite aux lois du marché, et vont devoir supporter d’énormes sacrifices personnels et collectifs, qui rogneront sérieusement leurs libertés, amenuiseront leurs revenus et leur niveau de vie, y compris dans l’achat des biens de première nécessité, les contraindront à travailler plus longtemps qu’aujourd’hui (et pour des pensions de retraite ramenées au minimum vital, dans bien des cas), et leur vaudront un mode d’existence spartiate, sans doute plus proche de celui du citoyen de l’ancienne Albanie communiste que de celui du Français moyen des sixties et des seventies. Et cela, aucun gouvernement, aucun Macron, aucune Le Pen, aucun Mélenchon, ne pourra le leur éviter ; nécessité fera loi. Contrairement au cri d’espoir dont Fabien Roussel fit son slogan de campagne, « les jours heureux » ne reviendront pas, et les lendemains chanteront de tristes complaintes.
Non, la finalité de l’humanité ne consiste pas en l’établissement d’une démocratie universelle.
La fin des « jours heureux » et de la société consumériste qui fut la nôtre durant quelques quarante-cinq ans annonce également celles des illusions politiques inhérentes à notre démocratie libérale. Le caractère intouchable de nos libertés publiques (libertés de pensée, d’expression, de réunion, d’association, de circulation, etc…), les plaisirs évidents que nous tirions de la consommation des biens et services et de l’absence de toute contrainte morale sanctionnée par la loi ou la pression sociale, nous ont donné l’illusion, pendant longtemps, de pouvoir choisir souverainement notre orientation politique et nos dirigeants, dans l’ignorance délibérée des limites imposées à nos choix par les nécessités objectives et « les faits têtus », selon le mot de Lénine. Les coups sévères portés à toutes nos libertés, y compris les plus fondamentales, les plus consacrées par le droit, et qui sont à la base de nos institutions, et, par ailleurs, la remise en question de fait de notre société de consommation, font apparaître notre idéal démocratique pour ce qu’il est en réalité : une chimère et, par la force des choses, une duperie. Il n’est que de considérer la récente campagne électorale. Mieux que jamais dans le passé, elle révèle l’inanité et l’absurdité du système.
Qu’on en juge : les jeux étaient faits avant même que la partie eut vraiment débuté. Nul ne comprit très bien la nécessité de cette comédie électorale. Nos compatriotes se sentaient complètement déboussolés en ce « temps fort de la vie politique française », comme l’appellent les journalistes. Incapables de choisir entre les divers candidats, ils n’en virent aucun susceptible de satisfaire leurs attentes, et les perçurent tous comme étrangers à ces dernières et, de toutes façons, incapables de résoudre les grands problèmes de l’heure. Qu’ils fussent (en gros) satisfaits ou mécontents du bilan du dernier quinquennat, ils ne trouvaient pas de raison vraiment valable pour remplacer Emmanuel Macron par Valérie Pécresse et ne croyaient pas en les capacités d’homme (ou de femme) d’État de Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen, Éric Zemmour, Yannick Jadot ou Anne Hidalgo, pour ne rien dire des autres. Ils ne comprenaient pas le sens d’un scrutin au résultat connu d’avance, et qui fait apparaître le président sortant comme son seul successeur possible, puisqu’il leur semblait assuré qu’aucun de ses pâles concurrents ne ferait mieux que lui.
D’une manière générale, les Français savent que leurs dirigeants, quels qu’ils soient, ne peuvent modeler le réel à leur fantaisie, et que leur capacité d’action est bornée par des forces de toutes natures qu’ils ne peuvent juguler, et avec lesquelles ils doivent composer en permanence, les amenant à prendre leurs distances vis-à-vis de leurs engagements électoraux. Ils ne sont pas tant désabusés, dépités, « moroses », comme beaucoup le disent, que mûris par une succession de déconvenues politiques, et sachant donc qu’il est illusoire de croire que des élections puissent décider du destin de la nation et du leur propre. Quoique démocrates d’éducation, d’habitude et de réflexe, ils ont perdu la foi démocratique. Certes, il s’agit là d’un phénomène inconscient encore. Mais il est très réel. Il existe aujourd’hui un décalage évident entre d’une part les fondements théoriques et le fonctionnement de nos institutions démocratiques, d’autre part la réalité politique du monde actuel. Déjà largement utopiques autrefois, les premiers apparaissent totalement dénués de prise sur la seconde, et comme étrangers à elle. Il ne suffit pas de voter pour fléchir le réel. Ce ne sont ni de grands principes moraux gravés dans le marbre, ni le suffrage, ni le désir de bien faire qui donnent sa force à un dirigeant. Cela, nos compatriotes sont en train de le (re)découvrir peu à peu et confusément. Mais, outre que cette (re)découverte reste encore embryonnaire et largement inconsciente, elle heurte leurs habitudes républicaines. Il leur en coûte d’admettre que les qualités qui font l’homme d’État ne résident pas nécessairement en le candidat de leurs préférences, et que l’intérêt général, celui de la nation, ne coïncide pas toujours, loin de là, avec la défense de leurs intérêts particuliers (individuels, professionnels, ou de classe ou de corps). Bref, ils supportent difficilement l’idée que la politique conforme à l’intérêt général ne s’accorde pas avec la majorité des voix sortie d’une élection, et est indépendante du suffrage. Mais la justesse de cette idée leur semble pourtant si évidente qu’ils finissent par l’admettre la mort dans l’âme ; d’où leur « morosité » et leur désintérêt, fortement imprégné d’aigreur et de fatalisme, pour le jeu électoral et la vie politique en général.
Ainsi, nous assistons à la décomposition de notre système politique. Plus personne n’y croit, tout le monde en ressent la foncière inadéquation à la situation actuelle du pays, qu’il s’agisse de sa place dans le monde ou des problèmes intérieurs, ceux-ci étant, du reste, amplement liés à celle-là.
Comment devons-nous appréhender ce phénomène ? Face à ce dernier, on se trouve en présence du fameux dilemme qui oppose les historiens du Bas-Empire romain : devons-nous l’interpréter comme une décadence ou, au contraire, le début d’une renaissance ? À l’évidence, on peut vraiment y voir une décadence, celle de notre système démocratique, et sans doute pas uniquement celui de notre pays, toutes les nations occidentales se trouvant affectées.
Notre démocratie républicaine apparaît aujourd’hui inopérante face aux problèmes du jour, les problèmes intérieurs comme les problèmes internationaux et, au niveau mondial, les démocraties occidentales sont tenues en échec par Vladimir Poutine. Mais cet état de fait nous amène à redécouvrir la vraie place de la politique dans la vie des hommes et des nations, et donc son véritable sens et sa fonction réelle. La politique consiste à gouverner une communauté dans le sens de ses intérêts permanents (engageant donc son avenir) dans un esprit de justice et de paix qui ne découle pas de grands principes étrangers aux réalités concrètes, et propres à engendrer des idéologies délétères, des utopies dangereuses et des projets politiques qui, tous, se fracasseront contre l’implacable réalité, laquelle ne s’en accommode pas et impose ses lois. Le réalisme et le pragmatisme y sont de mise, ce qui n’exclut d’ailleurs pas le souci de la morale, dans la mesure où cette dernière ne revêt pas une forme dogmatique, qui devient très vite un carcan et une cause dangereuse d’erreur. Nous avons compris que les dirigeants politiques ne peuvent accomplir de miracles, et qu’il ne suffit pas d’en changer par un vote pour venir à bout de problèmes dont la résolution demande du temps (beaucoup plus que celui d’un mandat présidentiel ou d’une législature) et l’union de tous pour un effort commun lourd de sacrifices. Et, par ailleurs, nous savons (Poutine nous le montre violemment) que, contrairement à ce qu’imaginèrent Francis Fukuyama, Jacques Julliard et autres, à la suite de l’effondrement du communisme en Europe orientale en 1989, et en URSS en 1991, la démocratie libérale occidentale n’a pas la vocation universelle et planétaire irrésistible qu’on lui attribuait alors.
En France comme en Europe et dans le monde entier, c’est toute une vision de l’Histoire qui est actuellement remise en question. Non, la finalité de l’humanité ne consiste pas en l’avènement d’une démocratie universelle unissant tous les peuples de la Terre dans le culte des droits de l’homme et des valeurs politiquement correctes, et nous ne nous acheminons pas vers la fin de l’Histoire. Ni la Russie, ni la Hongrie, ni la Pologne, ni la Chine (qui songe sérieusement à annexer Taïwan), ni l’Inde, ni le Japon, ni maints pays de toutes les parties du monde, ne souscrivent à cette lubie (d’origine hégélienne) propre à l’Europe de l’Ouest, à sa classe politique, ses médias, son intelligentsia et ses hauts fonctionnaires onusiens et bruxellois. Le monde bipolaire de Yalta et de la coexistence pacifique, qui faisait de l’Ouest une zone prospère et libérale enviée de ceux qui ne l’habitaient pas, a disparu, mais n’a pas étendu cette dernière à la planète entière. Au contraire, nous vivons, sans doute plus qu’auparavant, en un monde incertain et dangereux, en proie aux crises, aux guerres et aux problèmes environnementaux, et en lequel le niveau de vie des Occidentaux est sérieusement menacé, à moins dire. Désormais, les temps sont durs, les problèmes se font cruellement sentir, et notre système politique est condamné parce qu’il est incapable de les résoudre.
Illustration : Le libéralisme a promis avec le Marché une ère d’abondance. Il semblerait que la promesse ne puisse être tenue, en tout cas à Avignon, comme à Senlis ou Chantilly (et au Touquet ?), pour l’huile de tournesol. Le réel revient en force, l’utopie démocratique n’y résistera pas – mais le pouvoir saura se maintenir. Credit:Adil Benayache/SIPA/2204201131