Témoignage d’un temps révolu mais charmant, Christian Millaud, l’auteur du guide gastronomique célèbre, rappelle avec malice dans ses souvenirs comment et pourquoi il fut un jour convoqué par le directeur de l’époque.
Je sentis « souffler le vent de tous les périls » lorsque je reçus un courrier du directeur, Jacques Chapsal, me conviant à venir le voir, fissa. Pour être franc, je n’en menai pas large lorsque l’appariteur me fit entrer dans son magnifique bureau dont les fenêtres s’ouvraient sur les arbres du jardin et les petits oiseaux…Il me dit d’un ton aiguisé « Monsieur, je ne sais pas si nous allons pouvoir vous garder. Vos absences répétées sont graves… très graves. J’espère que vous vous en rendez compte… » Je plongeai aussitôt le nez dans le puits sans fond de ma repentance pour en retirer un « Euh… ». « Oui, reprit-il, il est inadmissible que depuis bientôt deux ans, vous n’ayez assisté qu’une seule fois – je dis bien une seule fois- au cours de gymnastique. C’est grave, je le répète. » Après un lourd silence, destiné sûrement à aggraver la gravité de la grave situation, il conclut par ses mots : « Je vous donne une dernière chance de gagner votre diplôme. Le prochain cours de gymnastique aura lieu après-demain. Mais je vous préviens : je ne tolèrerai aucune absence. »
Christian Millaud, Journal impoli, Un siècle au galop 2011-1928, Éditions du Rocher, 2011
Au début du XXe siècle, le jeune Paul Morand fréquente l’École libre des Sciences Politiques. Le futur diplomate écrivain n’a pas gardé de bon souvenir de ses enseignements d’histoire.
Après le lycée de gauche, les Sciences Po, enseignement de droite (Taine, etc.) pour m’enseigner l’histoire qui, soudain, se spécialisait en histoire diplomatique, on avait fait appel à d’éminents spécialistes : Monsieur Bourgeois qui commençait son cours au traité d’Utrecht, d’abord ; lequel débute en octobre par la même diplomatie anglaise du Régent, sans même nous faire, en deux ou trois leçons, un tableau de la France au XVIIe, des luttes entre l’Espagne, la Hollande, etc. De sorte que j’abordai la guerre de Succession d’Autriche sans savoir ce qu’était l’Espagne de Charles V à Philippe II, c’est-à-dire incapable de rien comprendre au XVIIIe, par ignorance du XVIIe, ce n’était que quelques images d’Epinal : la Saint-Barthélemy, le tournoi d’Henri II, les mignons, etc. On n’imagine pas d’enseignement plus dément, plus criminel.
Ce que je veux dire, c’est que l’enseignement ne fait (ou ne faisait) appel qu’à des spécialistes, qui ne parlaient que de leur spécialité, sans savoir ce qui, avant eux, avait meublé un cerveau d’enfant, sans en avoir fait l’inventaire. Toute ma vie, j’ai promené dans ma tête, un bric-à-brac infernal où événements, idées, hommes s’entassaient sans ordre. »
Paul Morand, Journal inutile, tome 2 1973-1976, Paris, Gallimard, 2001
Sur le tard, l’ancien ambassadeur et académicien Paul Claudel se souvient un peu de son passage aux Sciences Po dans une série d’entretiens pour la Radio Télévision Française en 1951.
Paris m’étouffait. La vie de famille m’étouffait. Je désirai surtout me donner de l’air […] Il me fallait par conséquent que je trouve un métier qui soit une ouverture pour moi et qui me donne de l’air […] J’ai préparé le Conseil d’Etat, mais le Conseil d’Etat m’assommait à mort […] M’étant d’abord destiné à la carrière de mon père […] j’ai suivi pendant quatre années les cours de l’École libre des Sciences Politiques dont j’ai obtenu le diplôme pour la section administrative. [Préparant le diplôme en l’espace d’un mois] j’avais un professeur particulier qui, en quelques semaines, m’a donné une formation, mon Dieu, assez rudimentaire. [Reçu premier] j’en suis encore à me demander comment et pourquoi.
Paul Claudel, Mémoires improvisés, NRF, 1952
Roger Peyrefitte, dont la réputation de noceur n’est plus à faire, fut un écrivain apprécié, populaire, même. Lui aussi, diplomate passé par la rue Saint-Guillaume, donne un écho des Sciences Po dans son roman Les Ambassades.
On avait le sentiment qu’il était venu à l’école de la rue Saint-Guillaume pour se faire des relations ; mais elles ne lui avaient pas été très utiles. Il y avait fréquenté quelques années, n’avait pas obtenu de diplôme et nul ne savait ce qu’il faisait. On le revoyait devant les buffets des grands mariages, devant ceux des ambassades aux fêtes nationales, devant les cortèges des grands enterrements. Il semblait n’y connaître personne, mais son aspect étant devenu familier, personne ne s’étonnait de l’y voir. Un melon déteint, un costume puce, un monocle, un air aristocratiquement fatigué lui servaient de laisser-passer. Aujourd’hui, son melon était neuf, son visage vermeil, sa tenue pimpante ; la francisque du maréchal brillait à sa boutonnière.
Roger Peyrefitte, Les Ambassades, Flammarion, 1951
Drieu aussi fit « les Sciences Po ». Son roman Rêveuse bourgeoisie le rappelle incidemment.
On sonna. C’était Yves. Je n’avais jamais vu cet enfant perdu. Je me jetai sur lui, le serrant dans mes bras. Papa et maman suivaient. Il leur cria :
– Je suis recalé à tout.
– Comment, à tout ?
Nous savions qu’aux sciences politiques beaucoup croyaient qu’il sortirait premier.
– Voyons, Yves ?
– Au droit, naturellement, expliqua-t-il en ricanant faiblement : je ne savais rien, je n’avais rien fait. Mais aux Sciences Po ? Eh bien voilà, j’avais fait une très mauvaise composition de droit international, toujours le droit. Mais je croyais me rattraper sur l’histoire. Je savais beaucoup de choses, mais il paraît que c’était mal composé, trop mal écrit.
Maman sanglotait déjà dans un coin. Papa était aussitôt à son affaire : il parlait de malchance, de mauvais vouloir, en habitué.
– Mais non, je sais, je ne fais rien depuis plusieurs mois. Je suis un paresseux, un propre à rien.
Yves balbutiait d’une voix faible. Que serait-ce quand il saurait ? Je voyais le courageux sourire d’Emmy s’estomper, s’effacer. Je marchais machinalement derrière lui, les bras ballants. Papa pérorait.
– Qu’est-ce que tu veux, mon petit ? On a des moments de malchance dans la vie. C’est chacun son tour. Mais je sais ce que vaut mon fils. J’irai voir demain ton directeur. Je leur demanderai des comptes, à ces imbéciles.
Il triomphait : nous tombions à son niveau.
Pierre Drieu la Rochelle, Rêveuse bourgeoisie, Galimard, 1937