L’effondrement de la natalité française est un événement majeur ; avec 1,68 enfant par femme, migrants compris, nous sommes désormais loin du seuil de remplacement de 2,05. Certes cela rejoint l’évolution des autres pays développés ; mais ce qu’on pouvait voir comme une exception et une réussite est désormais à peine différent de ce qui se passe ailleurs. Même s’il y a bien pire, comme en Corée du Sud (0,8 enfant par femme).
Le constat démographique
Comme je l’ai montré dans Les dilemmes de la natalité, la natalité peut pendant un temps être en dessous du seuil de renouvellement : la population baisse, cela crée de graves problèmes pour les retraites et pour la créativité collective, mais c’est concevable. En revanche sur la longue durée cela débouche sur la disparation de la population concernée. Ce qui veut dire que nos niveaux de natalité ne peuvent pas être un état permanent de l’humanité. On répète en écologie que l’humanité ne pourrait pas vivre selon l’actuel mode de vie américain, car la planète n’y suffirait pas. La même phrase peut être prise en sens inverse : l’humanité ne peut pas vivre indéfiniment avec la natalité actuelle des pays avancés, car elle disparaîtrait.
Or tous les pays, dès qu’ils atteignent un certain niveau de développement (au moins social et culturel, sinon économique, au moins de mentalité), ont des seuils de remplacement inférieurs à 1,7 enfant par femme et souvent beaucoup moins, la principale exception étant en Afrique noire. Et il est évident que cet effondrement ne résulte en rien d’un choix individuel ou collectif pour une réduction temporaire, afin d’atteindre un niveau de population plus faible, jugé plus désirable. Ce qui se passe est d’une autre nature et mérite un examen particulier.
Incidemment, la question de l’Afrique se pose et elle est majeure. L’inertie démographique est telle que même si la natalité africaine (moyenne de plus de 4 enfants par femme) venait à baisser fortement et rapidement, la croissance de la population y restera très élevée jusqu’au siècle prochain (9 % de la population mondiale en 1900, 25 % en 2050, 40 % en 2100). Ce qui veut dire que se profile un autre problème majeur : le déséquilibre entre l’Afrique noire et le reste du monde, et en particulier l’Europe voisine. Mais c’est une autre question.
Quel diagnostic ?
Pourquoi a-t-on des enfants ? Il y avait autrefois deux dimensions majeures désormais caduques : une sexuelle et biologique ; et une économique, le souci de ses vieux jours, qui pour la majorité des gens était assuré par les enfants. Or ces deux facteurs ont disparu de nos sociétés : le lien entre sexualité et reproduction peut désormais être suspendu ; et les vieux jours sont assurés par des dispositifs sociaux. De même, la satisfaction de transmettre à ses enfants un outil de travail ou une propriété peut subsister mais pas pour la majorité des gens. Restent donc les seules motivations personnelles, morales, spirituelles, ou affectives.
Traditionnellement, le désir d’enfant a deux composantes : l’une est l’amour, cette générosité naturelle qui fait que faire des enfants et les élever est une des joies les plus grandes et les plus nobles ; l’autre est le prolongement de soi-même que les enfants représentent, et, plus largement, le renouvellement de la société, la continuation de la vie. Il semble que ces deux motivations subsistent comme désirs profonds, mais que d’autres considérations sont plus fortes et expliquent la baisse.
On tend souvent à en chercher la cause dans la dimension économique ; par exemple le recul de la politique familiale en France (effectivement lamentable, notamment depuis Hollande). Ou dans certains pays les exigences sociales ressenties, qui font des enfants un fardeau lourd : jeunes traînant chez leurs parents jusqu’à plus de 30 ans en Italie ; ou poids de la scolarité au sens large en Asie de l’Est. On met aussi en avant l’angoisse écologique et un souhait de diminution de la population, répandu dans les jeunes générations.
Tous ces facteurs sont réels mais jouent de façon variable selon les pays, alors que l’effondrement de la natalité est général. Et si une politique familiale généreuse est nécessaire, elle n’est pas suffisante, comme le montrent les pays nordiques (Finlande en particulier) et d’autres. D’ailleurs, on a autrefois assumé sans faiblir des niveaux de natalité bien plus élevés avec des niveaux de vie autrement plus bas, ainsi en Europe au XIXe siècle (le surplus partant aux Amériques) ; le contre-exemple français, dont la natalité était alors relativement effondrée, montrant qu’un choix différent était techniquement possible.
Une implosion intérieure
Il y a donc manifestement une autre dimension, qui touche aux préférences collectives et au système de valeurs. C’est bien sûr d’abord l’hédonisme ambiant et la préférence pour des alternatives autrement moins engageantes que des enfants, et que beaucoup trouvent plus gratifiantes. Et la fragilisation de la famille, qui est un autre symptôme du même mal. Nos sociétés n’ont pas intégré ce que je soulignais dans un article précédent, que toute personne a deux responsabilités majeures à assurer dans la société : son rôle professionnel, et sa vie familiale, et qu’entre 25 et 35 ans la famille devrait avoir une priorité, notamment pour les jeunes femmes, sans nuire à leur perspective professionnelle. Ce que nos sociétés refusent absolument de voir.
Mais cela nous met sur la piste d’un autre facteur, d’ordre spirituel au sens large du terme, comme le soulignent récemment plusieurs auteurs peu suspects de nostalgie. Ainsi, dans un livre récent, le sociologue allemand H. Rosa, après avoir noté que notre société est fondée sur une croissance constante, mais se heurte à l’impression actuelle de dégradation, notamment écologique, rappelle que pour donner un sens à nos vies (ou reconnaître ce sens), nous avons besoin d’être interpellés par une réalité supérieure (Dieu ou analogue) qui offre à la fois une perspective au-delà des données immédiates de ce monde, une motivation forte pour croire en un avenir malgré les peurs, et en définitive une forme de confiance.
On objectera que si la corrélation entre natalité et foi chrétienne a été longtemps forte, ce n’est plus vrai : on a par exemple à la fois une pratique religieuse encore forte mais une faible natalité en Italie, Pologne, etc. Mais en réalité, si les considérations ambiantes l’emportent, c’est évidemment parce que la foi y est en réalité faible et impacte peu la vie réelle.
De façon convergente, E. Todd dans son dernier livre rapproche l’effondrement de toute réalité religieuse, même résiduelle, dans les pays avancés (et notamment du protestantisme anglosaxon) avec la désagrégation de la famille et l’effondrement de la natalité. D’où un nihilisme latent, qui se traduit aussi dans le recul massif du patriotisme et plus généralement du sens de la société, ou dans la préférence pour la consommation par rapport à la production. D’où aussi la tendance à la baisse du niveau culturel et éducatif (et même du QI). J’y ajouterai une pédagogie aberrante, fruit du relativisme, qui n’est plus tournée vers l’éducation et la transmission d’un savoir et d’une culture. Et qui donc de fait n’est plus tournée vers l’avenir.
Tout ceci pointe vers une forme d’implosion sourde, intériorisée mais collectivement entretenue, et tout à fait compatible, au moins pendant un temps, avec des mœurs dans l’ensemble plutôt douces, sans signal immédiat et manifeste de narcose, alors que celle-ci progresse sourdement. Comme si le ressort avait disparu ou s’était détendu. C’est grave, docteur ? Sans retournement majeur, c’est même à terme mortel.
Illustration : « Collègues, nos ovaires ne sont pas des armes de guerre. Le corps des femmes n’appartient ni à l’État, ni à la famille, ni aux juges, mais aux femmes et à elles seules ! […] Dans tous les régimes fascistes du siècle passé, le contrôle de la reproduction et la domination du corps des femmes sont les premiers leviers vers un État totalitaire. » Mathilde Panot, LFI, 24 janvier 2024.