Politique Magazine : La guerre de 14-18 est-elle une guerre des nations contre les empires ?
Il me semble que la guerre, du moins au début, est une guerre entre États. La vision du monde européen en 1914 est une vision “réaliste” (au sens que les spécialistes de relations internationales donnent à ce mot) où la puissance est avant tout manifestée par un État, multinational ou non, détenteur d’un Empire, colonial ou non. La Belgique est un état multinational, l’Autriche-Hongrie aussi. Les nations se sont affrontées, comme l’Italie et l’Allemagne, les empires aussi, l’Empire ottoman et la Russie. Le conflit devenu mondial, la confusion est encore plus apparente. Dans quelle catégorie placer le Japon et son empire maritime qui cherche une expansion continentale, face à la Russie, qu’il a défaite cruellement en 1905, et à la Chine, alors que ces trois puissances sont alliées pour se partager les colonies allemandes en Asie ?
Ce qui est certain, c’est que les contemporains avaient le sentiment, chacun de leur côté, de défendre leur “patrie” (la terre de leurs ancêtres) puis, le conflit devenant plus intense, la “civilisation”, enjeu plus considérable encore. Au final, ce qui fut en jeu, c’est la disparition ou la naissance d’États. Le “principe de nationalité” fut le prétexte à la disparition de l’Autriche-Hongrie et de l’Empire ottoman, qui depuis le XVIe siècle avaient constitué un modèle d’État efficace mais au métabolisme impérial, donc monarchique, au profit d’États modestes plurinationaux et multiconfessionnels, souvent des républiques.
Quels empires, “officiels” ou “avérés” demeurent ou se créent pendant et juste après la guerre, alors même que quatre empires (russe, ottoman, austro-hongrois et allemand) disparaissent ?
Les grands empires coloniaux alliés se maintiennent (sauf la Russie, hors-jeu en 1917), c’est-à-dire les trois plus importants en 1900, ceux de l’Angleterre, de la France et du Portugal. Les colonies allemandes sont partagées entre les Européens et les Asiatiques. Il en est de même de l’Empire ottoman, réduit à l’Anatolie et Istanbul, ensemble maintenu de justesse après une guerre violente avec la Grèce. Le monde des Habsbourg, plus ramassé sur l’Europe, explose et les franges occidentales de l’Empire russe s’émancipent à la faveur de la Révolution et de l’occupation puis de la défaite allemande. Les « Empires centraux », selon l’expression du temps, sont morts. L’ordre européen du traité de Vienne a vécu. Pour autant, ce n’est pas un retour à l’Europe de Westphalie. Trois éléments forts dominent : un chaos (révolutions, guerres civiles, dictatures, conflits frontaliers, crise économique) préalable à la paix et qui lui survivra en basse intensité dans les années 1920 ; le maintien d’une Allemagne, dans les dispositions de 1871, certes rognée mais sans le contrepoids autrichien, ce que contestera Bainville ; et surtout l’émergence d’un objet politique nouveau, l’Union soviétique, qui a un projet de révolution mondiale déjà à l’œuvre à Berlin, Munich, Budapest, en Finlande, dans les campagnes italiennes, et même en Chine.
Vingt ans après la guerre, l’Empire nazi et l’URSS avaient émergé sur les ruines des empires centraux : fatalité impériale, nécessité impériale ?
Le communisme et le nazisme sont des phénomènes inédits, nés de la guerre. La notion d’empire n’a de sens politique dans ces deux cas que par l’étendue territoriale existante (l’URSS) ou prétendue (l’Allemagne conquérante à partir de mars 1938). La dimension monarchique de l’empire, héritée de Rome et du christianisme, a disparu. Leur expansion est de nature différente dans les deux cas. Le projet bolchevique est clair, c’est la possibilité d’aboutir à une révolution mondiale, l’avènement d’un homme nouveau libéré de la domination de classe, et, par conséquent, la disparition de tout État. Ce messianisme, qui passe par une chirurgie sociale conséquente, n’a pas pour objectif de construire un empire. Après l’échec des révolutions européennes vers 1920, la création du Komintern, des partis communistes locaux et d’une quantité de mouvements plus ou moins clandestins associés à l’URSS, constitue un système politique mondial original et suffisant en soi. Il prouvera son efficacité entre 1945 et jusque dans les années 1970.
Pour l’Allemagne, si l’on considère l’action politique de Hitler entre 1933 et 1941, elle est d’une clarté et d’une simplicité déconcertantes. Il s’agit de biffer un à un les articles du Traité de Versailles. La notion d’empire (Reich) vient en surcroît. D’ailleurs la république de Weimar a maintenu l’appellation de Reich, rappelant ainsi le caractère “associé” des États réunis en janvier 1871.
Comment la question des nationalités s’articulait-elle avec la question des colonies ?
Les colonies, par les origines de la conquête, sont “multinationales”, c’est à dire plurilinguisitiques, multiethniques, multiconfessionnelles. L’Inde britannique est le meilleur exemple de cette situation. Mais la question “nationale”, ou des “nationalités”, surgit après la guerre un peu partout. Trois cas sont sans doute à distinguer en fonction des différents statuts des territoires et de leur singularité locale. Dans les cas où la population européenne est majoritaire ou domine fortement le territoire, la Grande Guerre a créé un phénomène d’identité. C’est tout à fait significatif avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande où le sacrifice du corps expéditionnaire (ANZAC) a contribué à forger une identité nationale. En Afrique du Sud, l’émancipation institutionnelle est accélérée comme au Canada. Avec l’Inde, tous ces Dominions sont signataires du Traité de Versailles. Dans les États “protégés” non européens, il est certain que la guerre fait rejouer des failles. Là où des structures anciennes d’État existent, comme en Indochine, les modalités de la tutelle doivent être revues. Un nouvel ordre mondial s’installe, ces pays ne peuvent en être exclus, c’est l’argument du parti du Congrès en Inde. Au Maroc, la France et l’Espagne doivent faire face à une révolte particulièrement redoutable dans le Rif. En Syrie, placée sous mandat français, la situation est précaire, sans parler de la Palestine voisine, sous mandat britannique, où les colonies juives se multiplient. Enfin, la présence, le sacrifice et le retour de troupes coloniales ont également contribué à donner naissance à un sentiment national encore diffus dans d’autres territoires réputés « colonies » mais qui s’exprimera de façon forte après la Seconde Guerre mondiale. Il faut ajouter que c’est pendant l’entre-deux-guerres que se rejoignent les aspirations d’émancipation nationale et les revendications propres à la révolution mondiale. L’acte de naissance de ce phénomène est le premier congrès des Peuples de l’Orient à Bakou en 1920.
Les États-Unis étaient-ils déjà considérés comme un empire, dans les années 20 ?
L’Empire fait partie du vocabulaire américain depuis le début du XIXe siècle, comme celui de “Frontière”, qui marque ses marches occidentales. Le mot rappelle aussi le fédéralisme des États. Plus concrètement, les États-Unis possèdent un empire colonial en 1914, pris sur l’Espagne entre autres, lors de la guerre de 1898. Les Caraïbes sont américains (Cuba, Porto Rico, les îles Vierge, l’isthme de Panama). Le Pacifique est leur Sahara : les États-Unis sont aux Philippines, ils possèdent Hawaï et l’Alaska au nord. Ainsi ils rencontrent inévitablement la concurrence japonaise, la Russie étant sortie du jeu après 1905. À cela il faut ajouter l’“impérialisme”, c’est-à-dire le contrôle des États de l’Amérique latine par un “soft power” économique. Pour cela il y a eu la doctrine Monroe. Il ne faut pas oublier, enfin, la violente reconquête de la Confédération, jusqu’au Texas, qui montre que la puissante Union s’est durement affirmée sur la moitié d’un continent. L’Amérique est une puissance mondiale avant 1914, elle l’est encore davantage en 1919.
Comment des nations comme la France et la Grande-Bretagne ont-elles repensé leur puissance après 14-18 ?
La Grande-Bretagne fait œuvre de pragmatisme. L’indépendance irlandaise fut un épisode très douloureux. L’importance de l’engagement sur le continent n’avait pas été évaluée à ce niveau de sacrifice humain et économique. L’idée de Britania gouvernant les mers reste forte ; le gouvernement fait tout pour que Londres reste la première place financière du monde, mais le temps de l’Empire de Victoria est passé. Signé en 1931, le Statut de Westminster consacrant l’autonomie des Dominions s’impose. Il n’en reste pas moins que la monarchie n’est pas contestée, même pendant la grave crise du court règne d’Edouard VIII. Le patriotisme anglais et la solidarité britannique joueront pleinement en 1940, retardant même l’indépendance des Indes.
Pour la France, l’Empire, augmenté des mandats, reste un pilier de la puissance. À partir du moment où l’Allemagne demeure et que la France doit faire son deuil de la rive gauche du Rhin, l’outre-mer reste une valeur sûre, peut-être plus solide que le maillage des alliances en Europe centrale. Mais le principe vital de la diplomatie française et de la stratégie militaire, c’est la solidité de l’alliance anglaise. On verra ce qu’il en est entre 1938 et 1940.
Aux armes ! Affiche de propagande polonaise durant la guerre soviéto-polonaise, 1920.
Aujourd’hui, des empires ou des nations-empires se sont (re)constitués : Chine, Inde, Union européenne… aux côtés des États-Unis, d’une Russie issue de l’URSS, d’une Turquie tentée par le rêve ottoman, et d’ensembles plus vagues (la francophonie), plus incertains (le Commonwealth), en devenir (le Califat) : 14-18 nous aide-t-il à comprendre aujourd’hui ?
Plutôt que de parler d’empire, revenons plutôt à la notion de puissance propre aux États depuis le XVIe siècle et dont le modèle reste principalement l’Europe. 1991, fin de l’URSS, nous quittons un monde bipolaire vers autre chose de mal défini. Les États-Unis ont sans doute eu la tentation ou l’impression d’un monde unipolaire, un « global village » américain dont l’épicentre serait plus ou moins la Californie ou la Nouvelle-Angleterre. Puis, la chute du rideau de fer précipite l’euphorie européenne. Les retrouvailles élargissent et épaississent politiquement la carte des Traités de Rome, excluant au passage la Russie. Enfin, il y a le retournement du communisme chinois et l’expansion économique de la première puissance démographique du monde. On a donc parlé de monde « multipolaire » dont certains sommets n’ont pas répondu aux espérances, comme le Brésil ou l’Afrique du Sud. Ce monde d’affrontement des grandes puissances est une réalité. Pour s’en convaincre il suffit de constater la guerre commerciale que se livrent Américains et Chinois. Cette notion de puissance, bien entendu, s’accorde mal avec les ensembles multinationaux, à commencer par l’Union européenne dont l’atrophie en matière de souveraineté est patente. Et que dire des fantaisies associatives comme la francophonie, héritage un peu désuet de l’Union française de la IVe République, quelques gentils membres en plus, dont la caractéristique francophone relève de l’esthétique. 14-18 n’avait pas les mêmes ressorts, l’affaire est d’abord européenne et rappelons, au passage, que « août 14 » s’inscrit dans une séquence de basse tension entre les États après les guerres balkaniques.
Y a-t-il un mouvement d’orientalisation des empires ? Un mouvement d’africanisation des empires ?
Cela avait été théorisé dans les années 60 par un sociologue et sinologue marxisant, Karl Wittfolgel, qui entendait dénoncer une forme de despotisme bureaucratique propre aux sociétés rurales des autres continents, en particulier l’Asie. Il y a sans doute à retenir deux choses à partir des intuitions de Wittfolgel : premièrement, la nécessité de contrôler des populations considérables peu adaptées aux modes de vie occidental amène assurément à une forme de despotisme ; deuxièmement, il rend justice à une forme de rationalisme humaniste qui s’oppose de toutes ses forces à une forme de barbarie orientale que pointait du doigt Montesquieu.
Pour le reste, revenons aux opposions classiques entre nomades et sédentaires : les premiers sont fondateurs d’empires, c’est-à-dire d’espaces assujettis à la puissance épisodique de la loi du plus fort (les Mongols), les seconds fabriquent l’État conciliateur favorisant la justice de paix, du moins dans sa version optimiste.
Pascal Cauchy est agrégé d’histoire, Maître de conférence à l’IEP de Paris.
Entretien réalisé par Philippe Mesnard