La justice française va mal, la cause est unanimement entendue. « Clochardisation », défiance grandissante des citoyens à son égard, guerre pratiquement ouverte avec la classe politique, engorgement terminal des juridictions, etc.
Les raisons de ce déplorable état de fait sont bien entendu multiples, mais il en est une qui est rarement mise en avant et qui, pourtant, est à la racine de nombreux maux dont souffre notre appareil judiciaire : ce que l’on pourrait appeler la révolte des légistes, caste dont les magistrats sont la partie la plus éminente.
De quoi s’agit-il ? Essayons de l’expliquer dans le peu d’espace qui nous est imparti, ce qui supposera bien sûr de faire de nombreux raccourcis et de s’en tenir aux traits les plus saillants.
Du conservatisme au positivisme
Dans De la démocratie en Amérique (1835-1840), Tocqueville faisait remarquer que leur formation et leur profession donnaient aux légistes « une partie des goûts et des habitudes de l’aristocratie », notamment le respect pour le passé, « l’amour naturel des formes » et un « penchant instinctif pour l’ordre ». Et Marx, à peu près à la même époque, caractérisait les juristes comme étant les seuls animaux ayant les yeux situés derrière la tête, à cause de l’importance qu’ils accordaient aux précédents.
Moins d’un siècle et demi plus tard, Oswald Baudot, membre éminent du Syndicat de la Magistrature (SM) nouvellement créé, haranguait ainsi ses collègues :
Dans vos fonctions, ne faites pas un cas exagéré de la loi et méprisez généralement les coutumes, les circulaires, les décrets et la jurisprudence […]. La justice n´est pas une vérité arrêtée en 1810. C´est une création perpétuelle. Elle sera ce que vous la ferez. » Il ajoutait : « Soyez indulgents au reste des hommes. N´ajoutez pas à leurs souffrances. Ne soyez pas de ceux qui augmentent la somme des souffrances.
Autrement dit : ignorez la loi et les précédents, et ne punissez pas. Le SM n’a jamais représenté plus d’un tiers des votes lors des élections professionnelles, mais il a su s’assurer le contrôle de postes-clefs au sein de l’appareil judiciaire, à la chancellerie, à l’ENM, et les idées exposées par Baudot ont été, hélas, absorbées sous une forme plus ou moins diluée par un grand nombre de magistrats, et plus généralement par la caste des légistes.
Comment avons-nous pu passer de Tocqueville à Baudot ? À la fin des années 1940, Léo Strauss faisait remarquer :
La majorité des gens instruits qui adhèrent encore aux principes de la déclaration d’Indépendance [des États-Unis d’Amérique] interprètent ces principes, non pas comme l’expression du droit naturel, mais comme un idéal, voire comme une idéologie ou un mythe. Les sciences sociales dans l’Amérique d’aujourd’hui, pour autant qu’elles ne sont pas catholiques, sont dédiées à la proposition selon laquelle tous les hommes ont reçu de l’évolution ou d’un mystérieux destin beaucoup d’aspirations et de désirs, mais certainement pas de droit naturel.
Une forme particulière de relativisme, l’historicisme, avait fini par dominer les universités occidentales. Les légistes, formés dans ces universités, ont contracté la maladie intellectuelle du siècle, et si tous n’en sont pas morts, tous ou presque en ont été frappés. Cela signifie d’une part que les légistes se sont presque unanimement convertis au positivisme juridique, dont Kelsen est le représentant le plus célèbre. L’idée qu’il pourrait exister un droit naturel, dont la loi devrait s’efforcer d’être le reflet, a été totalement discréditée et abandonnée. La loi, le droit en général, ne sont rien d’autre que ce qu’en disent les « autorités ». La loi est « l’intérêt du plus fort », comme le dirait Thrasymaque. Et parmi ces autorités qui ont le pouvoir de dire ce qu’est le droit, on trouve bien sûr les juges.
La conséquence pratique du positivisme est en effet un mépris de plus en plus affirmé pour le texte de loi, pour ce droit écrit dont le juge est censé être le gardien. Pourquoi donc respecter la constitution et la loi en tant qu’expressions de la souveraineté populaire, alors que cette souveraineté n’est rien d’autre que la conséquence d’une certaine forme de droit naturel, le droit que possède chaque homme à ne pas être gouverné sans son consentement ? S’il n’y a pas de droit naturel, la souveraineté populaire n’est qu’un mythe. Plus généralement, si c’est la seule « autorité » qui fait la loi, pourquoi les magistrats se priveraient-ils de faire la loi s’ils le peuvent ? Il faut reconnaître que créer des « droits » ou inventer des « principes » qui permettent de faire avancer vos propres convictions morales et politiques est beaucoup plus amusant et gratifiant que d’être simplement « la bouche de la loi », selon l’expression de Montesquieu.
Ce mépris du texte, ce remplacement de la loi – au sens large – par le caprice du magistrat se donnent tout particulièrement à voir au sein des cours suprêmes : Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), Conseil constitutionnel, Cour de Cassation, Conseil d’État, mais il infecte peu ou prou tout l’appareil juridictionnel. Avec notamment pour conséquences une inflation apparemment sans fin des cas soumis aux tribunaux, puisque l’on peut toujours espérer que le juge donnera tort à la loi, mais aussi une opposition de plus en plus ouverte entre le monde judiciaire et le monde politique, qui sent confusément qu’il s’agit d’une lutte à mort pour la prééminence.
L’élitiste permissif des légistes
Par ailleurs, les légistes se sont très largement convertis à une conception thérapeutique du châtiment. Puisque l’homme n’a pas de nature, et qu’il n’existe donc pas de droit naturel, la définition du crime est fondamentalement arbitraire. Le crime n’est rien d’autre que « l’inadaptation aux normes sociales » à un moment donné. Mais l’homme étant infiniment plastique, il est en théorie possible de réadapter n’importe qui aux normes sociales en vigueur. Punir le criminel, le faire souffrir pour compenser le mal qu’il a fait, est inutile et cruel. Il suffira de le soumettre à un « traitement » qui le réadaptera à la société, et ce traitement sera découvert grâce aux progrès de la science.
En France, le plus éminent représentant de cette conception thérapeutique du châtiment a sans doute été Marc Ancel, haut magistrat et auteur de La Défense sociale nouvelle (1954), dont Robert Badinter se reconnaissait comme le fils spirituel et dont l’empreinte se fait sentir un peu partout dans le nouveau Code pénal adopté en 1994.
Dans cette conception de la justice, le juge, là aussi, devient tout puissant. Il ne s’agit plus désormais d’infliger simplement à un criminel la peine prévue par la loi pour le crime qu’il a commis, il s’agit d’évaluer la personnalité du « criminel » (les guillemets sont de rigueur) et de suivre les progrès de sa réadaptation, tâches qui reviennent en définitive au juge, même si ce dernier se fait assister de différents « experts » (psychiatres, criminologues, travailleurs sociaux, etc.). De là découle non seulement le mantra de « l’individualisation des peines » (qui est en très forte tension avec la notion de légalité des peines), mais aussi la place démesurée prise par le juge d’application des peines (JAP), créé en 1959. Désormais, le JAP pourra défaire dans le secret de son cabinet la peine prononcée solennellement à l’audience au nom du peuple français, presque toujours dans le sens d’une atténuation, et il ne s’en privera pas.
Nous avons là une des racines principales de la défiance grandissante des Français envers leur justice. Les victimes de la délinquance qui s’adressent à la justice sentent bien qu’elles sont flouées et qu’on leur ment au sujet de la peine réellement infligée, et à force le grand public finit par le savoir aussi. Pire, elles perçoivent qu’une partie de la magistrature a tourné l’indignation qui devrait naturellement s’adresser au criminel vers les victimes qui demandent le châtiment du criminel. Ce qui est somme toute assez logique. Si l’être humain est plastique, le criminel ne peut guère être que le produit d’une organisation sociale défectueuse. Il est une victime de la société. Par conséquent, les seules personnes vraiment détestables, ce sont celles qui persistent dans leurs convictions obscurantistes que le crime appelle le châtiment.
« Soyez partiaux »
« Soyez partiaux », disait Baudot à ses collègues magistrats. « Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l´enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l´ouvrier contre le patron, pour l´écrasé contre la compagnie d´assurance de l´écraseur, pour le malade contre la sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice. » Entre la harangue d’Oswald Baudot et le « mur des cons », la ligne est droite.
En fait, si les légistes ont aujourd’hui perdu la plupart des qualités salutaires que leur attribuait Tocqueville, ils ont conservé certains sentiments « professionnels » que ce dernier discernait chez eux. « Ils conçoivent, écrivait-il, un grand dégoût pour les actions de la multitude et méprisent secrètement le gouvernement du peuple. »
La justice française est malade et les professionnels de la justice souffrent de leurs conditions de travail, c’est entendu. Mais pourquoi le peuple français devrait-il continuer à entretenir en son sein et à respecter une caste dont une partie considérable des membres le méprisent plus ou moins ouvertement et travaillent avec constance à le priver de sa souveraineté ? Le problème n’est pas encore posé en ces termes, mais le moment se rapproche inexorablement où il le sera. Il serait bon que les légistes fassent leur examen de conscience avant que ce moment n’arrive et qu’ils admettent qu’une partie des maux dont ils se plaignent ont leur origine chez eux.
Par Aristide Renou