Entretien avec Philippe Bilger. Si l’institution judiciaire paraît en crise, le pouvoir politique finançant chichement une justice qu’il a appris à craindre plus qu’à connaître, c’est aux magistrats qu’il appartient de restaurer un lien de confiance avec le citoyen, en lui démontrant leur efficacité – à condition d’assumer courageusement la nécessaire évaluation de leurs pratiques.
Que répondre aux citoyens qui ont l’impression d’un deux poids, deux mesures dans la manière dont certaines affaires traînent ou sont rondement expédiées ?
Je les comprends, et leur impression est juste. Mais il ne faut pas forcément induire de ce deux poids, deux mesures une inspiration malveillante. Je suis persuadé qu’il y a plus d’incurie que de malice, en quelque sorte, et aussi que ce regard porté par le citoyen est subjectif : on ne gagne jamais assez ou on perd toujours trop, quand on est soi-même confronté à la justice, et d’autre part on est très sensible aux poids et aux mesures lorsqu’ils n’ont pas été favorables à la cause partisane qu’on défend. Pour aller plus loin, il faut s’attacher à injecter, après avoir fait un inventaire complet de la France judiciaire, Paris et province, des moyens humains et matériels partout où les retards sont insupportables pour le commun des citoyens. Il me semble que cela devrait être la première tâche d’un garde des Sceaux à son arrivée : quadriller très exactement la France judiciaire pour appréhender les retards scandaleux, les délais phénoménaux, qui indignent légitimement les citoyens. Une fois que ce tableau précis et pertinent aurait été dressé, sans démagogie ni complaisance, en n’épargnant personne du haut en bas de l’échelle, les juridictions qui en ont le plus besoin pourraient recevoir les moyens nécessaires. Et une fois l’égalité établie entre elles, on pourrait en effet exiger des magistrats, avec sévérité, qu’ils soient plus efficaces et plus rapides. Le citoyen doit redevenir la finalité du judiciaire, il n’y a pas d’autres ambitions pour un magistrat, du siège ou du parquet, en dépit de l’autorité hiérarchique, que de satisfaire les désirs et les attentes légitimes du citoyen.
Je placerais plutôt, avant le dogmatisme et les idéologies, l’esprit d’entreprise et l’évaluation authentique des pratiques professionnelles par une instance objective – qui ne serait bien sûr pas le Conseil supérieur de la magistrature tel qu’il est actuellement composé. Le pouvoir politique, de droite ou de gauche, doit d’abord considérer que la justice est fondamentale pour la démocratie – banalité dont j’aimerais qu’elle soit prise au sérieux – et que c’est respecter la magistrature que de promouvoir, à quelque poste que ce soit, des énergies et des intelligences plus que des complaisances qui ne permettront jamais de restaurer un lien fort et d’estime entre le citoyen et sa justice, entre le pouvoir politique et ses magistrats.
L’incompréhension du citoyen à l’égard de la justice vient autant du constat que le pouvoir n’a qu’une approche financière de la justice que de son fonctionnement impénétrable et, enfin, de la dévalorisation de la Loi : un jour elle est érigée en absolu et le lendemain déclarée mauvaise.
L’inflation et l’instabilité législative, propres aux errements des politiques, gênent aussi la magistrature mais elle doit faire avec. Et c’est en privilégiant l’exécution, prosaïque, d’un travail rapide et efficace qu’elle changera la perception qu’on a d’elle. Il faut, comme je le disais, rétablir un rapport d’estime, de confiance, de respect entre le citoyen et l’institution judicaire. La justice, en tant qu’institution, manque de la vertu de courage : il lui appartient de traduire pratiquement l’importance qu’elle se donne théoriquement. Le citoyen n’a que les médias pour connaître la justice, et les médias en ont une approche très négative – et parfois ignorante. C’est à la magistrature de rétablir le lien, surtout dans un pays où la Loi est moins une garantie qu’une menace. J’ai parfois eu l’impression que la perfection formelle des démarches juridiques, si tant est que la perfection existe en la matière, était un souci plus important pour les magistrats que la volonté de répondre vite, de diminuer les stocks, de rendre service au public, pour le dire en deux mots, ce qui est fondamental. Certes la justice exige une action à très long terme, sur et par le pouvoir politique, mais elle a besoin en même temps d’une action de démonstration à court terme : en assistant à une audience correctionnelle, criminelle, civile, commerciale, sociale de bonne qualité, le citoyen changerait immédiatement son regard sur la justice. On a plus besoin de ces petits matins modestes d’aujourd’hui que du grand soir révolutionnaire d’après-demain qui verrait le triomphe de la justice. Cela exige de l’empirisme, pas de l’idéologie, de la confiance, pas du mépris. Et surtout cela exige un système de responsabilité des juges, un contrôle professionnel.
Comment rendre les juges plus responsables ?
Je souhaiterais un modèle de responsabilité plus contraignant, disciplinaire. Ça n’existe pas à l’heure actuelle. Lorsque la pratique judiciaire serait devenue si erratique et défaillante qu’elle ne relèverait plus d’un processus normal, elle appellerait une sanction, impossible aujourd’hui. Pour ce qui est du contrôle professionnel, les évaluations de la magistrature, parquet et siège, telles qu’elles sont faites aujourd’hui, ne sont ni très valables ni très pertinentes. C’est politiquement et médiatiquement qu’on évalue les magistrats, sans connaître précisément le travail quotidien du plus grand nombre. Un bon contrôle, par une instance indépendante, mettrait en œuvre, du plus modeste des substituts jusqu’au premier président de la Cour de cassation, un système simple : quand un magistrat arrive dans un service, on regarde le stock qu’il trouve, et on fait l’inventaire de ce qu’il laisse quand il part. C’est une évaluation quantitative objective, qui pourrait tenir compte des nuances qualitatives des dossiers. L’approche judiciaire en serait bouleversée et l’énergie, l’intelligence, le courage et la rapidité seraient remis à leur place. On pourrait peut-être même réfléchir alors à dissocier le grade et la fonction (sans doute mon seul accord avec le Syndicat de la magistrature !) : des magistrats remarquables – j’en ai connu, dans l’affaire des disparus de Mourmelon, par exemple – seraient capables de prendre de plus hautes fonctions quelle que soit la hiérarchie en cours.
Comment expliquer la déshérence du système judiciaire, avec ses dysfonctionnements spectaculaires, comment expliquer que le budget de la Culture soit supérieur à celui de la Justice, comment expliquer que le pouvoir politique ait si peu de considération pour le judiciaire ?
La classe politique a peur de la magistrature car elle a constaté son pouvoir considérable, mais en même temps elle ignore profondément ce qu’est l’univers judiciaire, voire elle le méprise. Aucune raison, donc, de donner à une justice potentiellement dangereuse tous les moyens dont elle devrait disposer. Dans l’ensemble, la justice ne mérite pas l’opprobre systématique dont elle est victime. Bien sûr le budget devrait augmenter, et bien sûr certaines juridictions pâtissent d’un manque de moyens totalement dévastateur. Ces points noirs, cela dit, ne doivent pas nous amener à considérer que la crise est consubstantielle à la magistrature. La justice n’est pas “en crise” comme si elle était inguérissable, la crise ne doit pas justifier, pour les syndicats ou les politiques, un suspens permanent dans l’attente d’un état financier idéal. Il faut à la fois réparer ce qui doit l’être et continuer de travailler d’arrache-pied. Il faut être lucide sur l’état de la justice mais ne pas considérer que cet état excuse l’inaction ou exonère la magistrature de sa responsabilité dans ses défaillances professionnelles, notamment sur le plan des délais ; et, plus profondément, la justice devrait instaurer un rapport quotidien avec le citoyen même quand il n’est pas traduit devant la justice, même quand il n’est pas plaignant. Les magistrats devraient répondre en permanence aux sollicitations des Français, et cela changerait radicalement le regard que ceux-ci portent sur la justice.
Retrouvez Philippe Bilger sur son blog, philippebilger.com, et sur Sud Radio, où il est chroniqueur.