Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Retraites. Sous prétexte de modernisation et de simplification, le projet de réforme préparé par Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire chargé de la réforme des retraites, à la demande d’Emmanuel Macron, risque de renforcer la mainmise de l’État sur le système de retraites français.
Le 9 juillet 2018, Emmanuel Macron avait déclaré devant les parlementaires, députés et sénateurs, réunis en Congrès à Versailles : « la priorité pour l’année à venir est de bâtir l’État-providence du XXIe siècle. » Sans craindre la contradiction, il précisait que ce “nouvel” État-providence serait « émancipateur, universel, efficace, responsabilisant ». Un mois auparavant, il avait abordé le même thème au Congrès de la mutualité française, en définissant trois défis à relever, au nombre desquels figurait « l’âge » – autrement dit les retraites et la dépendance.
Cette annonce est emblématique de la manière dont l’État français considère et traite les affiliés aux régimes de retraite, qu’ils soient cotisants ou retraités : non pas comme des citoyens libres et responsables, qui ont entamé ou accompli une carrière professionnelle et souvent fondé une famille ; mais comme des administrés astreints à cotiser à des régimes obligatoires tant qu’ils sont en activité, puis dépendant du bon vouloir des caisses lorsqu’ils ont liquidé leurs droits à la retraite.
Tous les dispositifs publics de retraite ont été conçus dans une logique d’obligation. La grande majorité des affiliés – sauf ceux qui dépendent des régimes des professions libérales ou du barreau – ne sont jamais consultés sur la gestion des caisses, qui est soit confisquée par l’État (lorsqu’il s’agit des régimes de base comme la CNAV), soit confiée en apparence aux organisations « paritaires », patronales ou syndicales (en ce qui concerne les régimes complémentaires), mais toujours sous le contrôle de l’État. On ne demande pas non plus leur avis aux affiliés pour augmenter les cotisations ou le taux de la CSG sur les pensions…
Nous sommes donc très loin du modèle démocratique auquel pensait Pierre Laroque, le « père » de la Sécurité sociale, qui était pourtant un socialiste bon teint. En effet, Laroque avait souhaité, dans une allocution télévisée du 27 mars 1947, que les Français élisent les membres des conseils d’administration des caisses. Il était conscient que, dans un système collectif et obligatoire, extrêmement contraignant, il était indispensable d’organiser des élections si l’on voulait sauvegarder une apparence de liberté. Mais on n’a même pas pris cette peine.
Cette mise sous tutelle de l’ensemble des Français est facilitée par le système par répartition, dans lequel les pensions des retraités sont payées par les cotisations des actifs. Au sein des systèmes mixtes conjuguant répartition et capitalisation, tels qu’il en existe dans de nombreux pays européens, les affiliés ont au contraire un droit de regard sur l’usage qui est fait des fonds capitalisés. Ainsi, en Suède, ce sont les cotisants qui placent eux-mêmes leur épargne et choisissent entre près de 800 fonds gérés par une centaine de sociétés de gestion différentes, agréées par le ministère. En France, la réforme proposée par Emmanuel Macron et préparée par le haut-commissaire Jean-Paul Delevoye a fait l’impasse dès l’origine sur cette combinaison entre répartition et capitalisation, et confirmé, au contraire, le dogme du “tout répartition”, au nom de la « solidarité intergénérationnelle » censée assurer la « cohésion du pays » (dixit Emmanuel Macron), et sous prétexte que ce système correspond à l’« ADN » de la France et à sa « culture », selon Delevoye !
La principale mesure de la réforme concerne le passage des annuités aux points. Aujourd’hui, en effet, les régimes de base, comme la CNAV (régime général des salariés du secteur privé) fonctionnent par annuités (ou trimestres) : la pension est calculée en fonction des revenus d’activité et de la durée pendant laquelle l’affilié a cotisé. Actuellement, la durée de cotisation exigée pour obtenir une retraite à taux plein est de 43 ans (172 trimestres) pour les affiliés nés à partir de 1973. En-deçà, la pension est frappée par une décote qui diminue son montant ; c’est la gestion à la schlague !
Certains régimes complémentaires (comme l’AGIRC et l’ARRCO pour les salariés du privé) fonctionnent toutefois par points, mais eux aussi conditionnent le taux plein au nombre d’annuités cotisées. Depuis le 1er janvier 2019, l’AGIRC et l’ARRCO appliquent même une pénalité aux affiliés qui décident de liquider leur pension l’année où ils ont rempli les conditions du taux plein. Ainsi, un salarié décidant de prendre sa pension à 62 ans (âge légal minimum de départ) en ayant cotisé le nombre de trimestres requis, verra sa retraite amputée de 10 % pendant trois ans.
Le fonctionnement de ces régimes complémentaires est paradoxal, car, comme l’explique l’association Sauvegarde Retraites, « l’un des avantages du système par points, potentiellement plus souple que celui par annuités, est de procurer aux affiliés la liberté de choisir le moment où ils liquident leur retraite, avec une pension dont le montant n’est plus calculé en fonction des années cotisées mais du nombre de points cumulés – comme disent les technocrates. » L’économiste Jacques Bichot le confirmait le 4 avril sur le site internet Economie Matin : « dans un tel système, il n’y a pas d’âge légal de la retraite : chacun choisit librement la date de liquidation de sa pension, ou d’une partie de sa pension, car rien n’oblige à tout liquider en une seule fois. Cette possibilité de liquidation fractionnée est très pratique pour les personnes qui souhaitent terminer leur vie professionnelle en passant à temps partiel. »
Jean-Paul Delevoye lui-même en a d’ailleurs convenu dans les propositions qui accompagnaient la consultation publique organisée en 2018 : « Dans un système universel où chaque euro cotisé compte pour le calcul de la pension et où les droits sont gérés en points, le maintien de critères d’âge ou de durée d’assurance ne s’impose plus », constatait-il. Le haut-commissaire souhaitait néanmoins « maintenir à 62 ans l’âge minimum à partir duquel il est possible de partir en retraite, pour éviter que des retraités partent trop tôt, avec des pensions trop faibles ». En somme, c’est la retraite à responsabilité limitée…
Les récentes propositions de reculer l’âge de départ, émanant du gouvernement (notamment du ministre chargé du Budget, Gérald Darmanin, et du Premier ministre Edouard Philippe), auraient pour effet, si elles étaient adoptées, de ruiner la principale mesure de la réforme du haut-commissaire – qui cultive sur tous les autres points un flou inquiétant. « Pourquoi Matignon augmente-t-il l’embrouillamini en brandissant la relique antique et solennelle qu’est la durée de cotisation ? », s’interroge Jacques Bichot. « Si l’on a 10 000 points, peu importe qu’on les ait gagnés en 20 ans ou en 50 ans : exit la notion de durée de cotisation ! »
Pour proposer un nouveau recul de l’âge légal de départ – et l’allongement corrélatif de la durée de cotisation – le gouvernement invoque les mauvaises perspectives financières du système de retraite. « C’est un bel aveu, puisque depuis 2017, Emmanuel Macron et Jean-Paul Delevoye n’ont cesser d’affirmer que le système était “presque” à l’équilibre », commente Marie-Laure Dufrêche, Déléguée générale de Sauvegarde Retraites.
Une fois de plus, on s’apprête donc à sacrifier les affiliés pour sauver le système ! Mais on a déjà repoussé l’âge légal de départ à 62 ans en 2010 et cela n’a pas suffi. Ce genre de mesure n’est qu’un expédient et ne remédie pas durablement aux difficultés. Sans vraie réforme, on demandera aux Français de partir toujours plus tard.
Or, ce que l’on connaît du projet de Jean-Paul Delevoye ne réunit pas les éléments indispensables de cette vraie réforme, estime Sauvegarde Retraites. En particulier, il fait l’impasse sur la question fondamentale de la liberté et de la responsabilité des affiliés. Au contraire, le haut-commissaire prévoit d’unifier les régimes au sein d’un établissement unique – probablement constitué de deux pôles, public et privé, ce qui renforcerait l’emprise de l’Administration sur l’ensemble des caisses, y compris celles qui étaient encore gérées par des conseils d’administration élus par leurs affiliés (comme les professions libérales) – en faisant au passage main basse sur leurs réserves financières.
Sous prétexte de rendre le système plus cohérent et équitable, la future grande réforme risque fort d’aboutir à l’étatisation complète du système de retraites et à un assujettissement aggravé des affiliés, cotisants ou retraités. Toujours plus de socialisme !
Illustration : Citoyens français bénéficiant à plein de la solidarité intergénérationnelle propre à la culture française selon M. Delevoye.