Tribunes
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Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Henri Bergson ou l’intuition de la durée
Si l’on devait définir notre époque, celle-ci se caractériserait par l’intérêt démesuré qu’elle porte à la quantité en tant que mensuration des rapports sociaux. Et, dans le même temps, parce que, singulièrement, plus rien ne se vaudrait attendu que tout se vaut par principe – ce principe postulant, en démocratie de masse, la relativité donc l’invalidité absolue des hiérarchies ou des distinctions fondamentales –, le quantitativisme se montre attaché à la valeur qu’il indexe sur un prix fixé arbitrairement. Cette dépréciation in rem, conduit, autre paradoxe, à conférer une importance quantitative à la matière, ce de manière inversement proportionnelle au désintérêt manifesté à l’endroit de l’esprit. C’est que ce dernier n’est pas directement commensurable, sauf à projeter sur lui des instruments de mesure empruntés au monde quantitatif.
C’est tout l’enseignement d’Henri Bergson (1859-1941) que d’avoir lumineusement démontré l’absence de « point de contact entre l’inétendu [de l’esprit ou du temps, comme nous allons le voir] et l’étendu [celui, homogène, de l’espace], entre la qualité et la quantité » (Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889), De ce point de vue, la pensée bergsonienne peut être qualifiée d’authentiquement humaniste. L’homme y occupe non pas la première place, mais une situation centrale, au carrefour d’un « élan vital » dont il n’est, au même titre et pas moins que le végétal ou l’animal, qu’une des formes à un instant donné de l’évolution. La vie mène sa vie, en quelque sorte, sans plan prédéfini – qu’il convient de ne pas prendre pour l’origine divine de la vie – et sans direction précise, ni finalité propre.
Dans le monde quantitatif, l’on ne se préoccupe guère de ce processus vital que l’on tient en soi pour une évidence indémontrable – d’ailleurs, il est à noter que ce monde tournant autour d’un axe résolument utilitariste ne voit aucune utilité immédiate ou de long terme à poser le vivant comme une équation métaphysique ; l’homme n’est plus, pour l’heure, cet « animal métaphysique » selon le mot de Schopenhauer, à partir du moment où il a cessé de « s’étonner de sa propre existence, comme de celle du monde ou de tout » (Le Monde comme volonté et comme représentation). Le monde quantitatif est, on l’a dit, celui de la matière et celle-ci a besoin d’espace pour se stocker et s’entreposer. Il découle de ce panthéisme matérialiste une Weltanschauung qui a nettement tendance à rabattre nos perceptions – soit les points de contacts que nous établissons entre l’esprit et la matière – sur ce que Bergson appelle le souvenir-image – qu’il oppose au souvenir pur. Ce souvenir relèverait de l’automatisme et de l’habitude et s’avère bien plus utile – notamment dans les affaires ou l’économie – que le souvenir profond, littéralement refoulé dans les tréfonds de l’inconscient. Mais le monde quantitatif ne voit pas que notre vie consciente est caractérisée précisément par cette tension constante entre ces deux types de mémoire. Or, tendu perpétuellement vers l’action – donc vers la mémoire automatique –, notre corps – que Bergson identifie clairement à notre système sensori-moteur, soit notre cerveau – court le risque de s’exposer à des désordres psychologiques, dont les manifestations sont courantes et patentes dans le monde quantitatif.
Certes, nous dit encore Bergson, la perception des choses a besoin de la mémoire pour mettre précisément en forme notre perception c’est-à-dire l’informer du passé qu’elle contient, mais force est de constater que, se fondant de plus en plus dans la matière, notre corps, s’émancipant ainsi de la vie de l’esprit, est volontairement retenu prisonnier dans un présent perpétuel. En d’autres termes, l’homme quantitatif n’est plus à proportion de ce qu’il se fait – ou se défait voire se refait. Le passé lui est inconnu en ce qu’il ne l’habite plus, quand le présent, en revanche, occupe tout son espace, c’est-à-dire tout son temps. Bergson a démontré l’irréductibilité du temps à la durée, ce temps réel qui se niche au cœur de notre conscience profonde et qui s’insère dans notre présent au point que la durée se confond tout simplement avec la vie – ce flux continu que nous tentons systématiquement de mesurer, de quantifier avec des données propres à l’espace. Si la durée n’a rien à voir avec le temps quantifiable c’est parce que « nous la sentons ; de quantité elle revient à l’état de qualité ». En ce sens, elle est une véritable intuition – notion au cœur même de la pensée bergsonienne. Et l’intuition est ce qui saisit, immédiatement, sans conscience.
L’appréhension du temps long de l’histoire (ou longue durée) permet de dire que nous sommes qualitativement plus ou moins proches de ce qui nous a précédé. C’est en ce sens que nous pouvons déceler les signes d’un déclin civilisationnel là où le progressisme rabat le temps sur l’espace, donc sur une distance quantitative (« nous ne sommes plus au Moyen Âge ! »). Dans la modernité, le présent est un instantanéisme (qui tente de fuir tout passé) autant qu’un ipséisme (une mêmeté, soit un passé décontextualisé). Bergson, antidote à la « cancel culture » ?