Civilisation
À la recherche du XVIIIe siècle
Le père de Berthe Morisot, préfet à Limoges, y créa un musée des Beaux-Arts. Une des premières œuvres données fut un ravissant portrait de Nattier.
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Au tout début du XXe siècle, Roberto Longhi a découvert le Caravage et les caravagesques, au même titre que l’exposition sur « Les Peintres de la réalité » (Paris, 1934) avait permis qu’on redécouvre La Tour. Le travail de Longhi, dans la définition du style du maître lombard, dans l’attribution des œuvres, dans l’identification de son cercle d’influence (le Caravage n’eut pas de disciples), fut enthousiaste et généreux, au point qu’on plaisantait sur son “expansionnisme” qui annexait sans cesse au noyau connu d’autres œuvres. Si ces questions d’attribution sont passionnantes, c’est surtout parce qu’elles permettent de mesurer l’intelligence des œuvres et la sensibilité aiguë de ceux qui attribuent, ou non : on sent que les nuances, les touches, les thèmes ont été disséqués, analysés, intimement compris. Après, reste le tableau. L’Homme au casque d’or est-il moins beau depuis qu’on pense que le tableau n’est pas de Rembrandt ?
Si l’exposition en cours à Caen permet de mesurer le goût, le flair et la science de Longhi, qui posséda tous les tableaux montrés, elle permet surtout de découvrir plusieurs œuvres fascinantes, toutes empruntes de ce réalisme si cher au Caravage que Longhi voulait en faire le point focal de toute l’histoire de l’art jusqu’à Renoir et Morandi : ferveur militante un peu outrée, et qui n’aide pas plus que ça à parcourir l’exposition. Il suffit de se laisser entraîner depuis le Saint Pierre martyr de Lorenzo Lotto (c. 1540), lisant sans se soucier du tranchoir planté dans sa tête, jusqu’au Portrait de jeune homme de Pietro Vecchia, profil encore poupin coiffé d’une faluche rouge à plume blanche qui lui donne l’air d’une buveuse d’absinthe impressionniste.
Comme souvent, ce sont les détails qui permettent de rapprocher deux tableaux : la chevelure de l’ange blond annonçant à Manoach et sa femme qu’ils vont avoir un enfant (Matthias Stomer, c. 1630), le futur Samson, renvoie à celle de la jeune femme peinte par Caroselli dans son Allégorie de la vanité (1620), le crâne que saint Bruno pointe en pleurant (Giacinto Brandi, c. 1662) renvoie à David regardant, fasciné et pensif, le chef de Goliath posé sur une table (Vaccaro, 1630), ou cette jeune Judith regardant seule celui d’Holopherne (Francesco Cairo, 1640-1650) – sans compter les autres crânes, les autres têtes, celle de Goliath, énorme et livide, trainée sans effort par un David souriant (Giovanni Lanfranco, 1617 : il n’y a de réaliste que la carnation de la tête coupée), ou celle de Samson, endormi sur les genoux de Dalila, dont on coupe les cheveux sous le regard de la perfide (Gioacchino Assereto, 1630) : une étonnante troupe se presse, silencieuse, autour de l’infortuné, un barbier chauve et pâle, un conseiller maigre et vert, des soldats tendus… qui renvoient à ceux qui sont en train de se partager la tunique du Christ en jouant aux dés : au centre, concentré sur les dés suspendus en l’air (leur ombre en témoigne), tournant le dos à la servante, qui vient de reconnaître Pierre, un homme en cuirasse suffit à lui seul à retenir le temps, à empêcher qu’il s’écoule : fasciné par le jeu, il a figé le moment par la puissance de son désir. Les voilà tous statufiés comme les bas-reliefs du tombeau sur lequel ils jouent, figures gracieuses dont on sait qu’elles miment la vie sans pouvoir bouger. Dans un instant le charme sera rompu, la servante demandera des comptes, le regard se déplacera vers saint Pierre, le coq chantera, la trahison sera consommée. Ce Reniement de saint Pierre est de Valentin de Boulogne, qui concentre les leçons du Caravage.
Mais même ces échos, jeux de mains, de motifs et de chevelures ne sont pas nécessaires. Si le grand tableau qui précède les deux Caravage exposés, les Marchandes de poules (1580) de Bartolomeo Passarotti, a besoin d’un décryptage savant pour qu’on comprenne que la jeune dinde blanche se vend elle-même plus que sa marchandise, on se passe de tout rapprochement pour admirer la ravissante Judith de Saraceni (1618) : palette peu étendue, cadrage resserré, jeux d’ombres avec la bougie que tient la vieille servante, obligée de serrer avec les dents le sac où Judith, qui surveille de l’œil l’entrée de la tente, va glisser le chef d’Holopherne, et je ne sais quelle douceur en plus (comme ces quelques cheveux qui s’échappent de la coiffure trop vite refaite), le tableau est un chef-d’œuvre. Alors qu’il sont au milieu de l’exposition, on gagnera à s’attarder, une fois tout considéré, sur les trois Ribera (lui aussi “redécouvert”, et au tout début du XXIe siècle) de la série des apôtres (1611) : le Saint Barthélemy, vieillard chauve qui tient sa peau d’une main et le tranchoir de l’autre, muet, intense, posé contre un mur où le jour plaque une blanche oblique, et le Saint Thomas, de profil, tenant une lance. Aucune narration, rien que le portrait, la vérité de l’attitude, assumée comme une pose : cela n’a rien de raide ni d’aride, c’est puissant et vivifiant, solide comme une foi proclamée et défendue.
L’école du regard. Caravage et les peintres caravagesques dans la collection Roberto Longhi. Musée des Beaux-Arts de Caen, jusqu’au 17 octobre 2021.
Illustration : Matthias Stomer (ou Stom). Annonce de la naissance de Samson à Manoach et à sa femme, vers 1630-1632. Huile sur toile, 99 x 124,8 cm, Florence, Fondazione di Studi di Storia dell’Arte Roberto Longhi.