Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Peut-on se permettre de désarmer unilatéralement ? Il manque à la posture “prophétique” du pape une analyse qui prouverait que le monde sera bien meilleur après.
Les récents propos du pape François peuvent laisser penser qu’il y a une rupture doctrinale dans l’Église sur la dissuasion nucléaire, au moins une inflexion. Qui pourrait incidemment laisser entendre une autre rupture, sur la doctrine de la guerre juste. Soyons clairs : la difficulté avec le pape actuel est son goût pour les formules abruptes et à l’emporte-pièce, efficaces médiatiquement mais qui impliquent ensuite des pages abondantes de commentaires. La nouveauté du texte est la condamnation de la détention même des armes nucléaires : « l’utilisation de l’énergie atomique à des fins militaires est aujourd’hui plus que jamais un crime […]. L’utilisation de l’énergie atomique à des fins militaires est immorale. Comme est immorale la possession d’armes atomiques. » Mais il ne fait aucune analyse de la situation actuelle qui justifierait l’idée qu’aujourd’hui au moins on pourrait se permettre de ne pas en avoir.
Si on possède une telle arme, on annonce implicitement qu’il y a au moins un cas, certes extrême, où on est prêt à l’utiliser ; elle a donc un objectif de dissuasion, qui suppose que la détention n’en soit pas platonique. Certains textes antérieurs de l’Église, de niveau variable, ou des déclarations avaient émis des doutes sur la légitimité de la dissuasion – d’autres l’approuvant dans le contexte de l’époque. Mais la position restait pour le moins ouverte (Jean-Paul II avait admis la dissuasion dans le cadre de la guerre froide). Il s’agit donc d’une appréciation prudentielle, dont la responsabilité principale incombe aux laïcs en charge. En outre, il y a dissuasion et dissuasion. Personne ne peut soutenir honnêtement que l’arme française ait quoi que ce soit d’agressif.
Si en revanche on dit que la possession même est interdite, on franchit un stade : on radicalise l’hostilité à la dissuasion dans tous les cas de figure, et on est conduit à démanteler immédiatement les systèmes existants. Si on suit littéralement la déclaration, si la détention même en serait illicite, les gouvernants français de tout bord qui maintiennent la force de frappe et tous ceux qui y travaillent commettent un péché grave. Concrètement, les catholiques français devraient faire campagne pour abandonner notre force de frappe. La question posée est donc grave. Travailler pour apaiser les relations internationales et agir pour la paix est une chose, désarmer unilatéralement, surtout pour un pays paisible et ne menaçant personne, en est une autre. Personnellement, si cela dépendait de moi, en l’état je ne prendrais jamais la décision de démanteler unilatéralement l’arsenal français existant.
Il me paraît dès lors soit que cette position est formulée de façon insuffisamment nuancée, soit qu’elle relève d’un penchant un peu rapide pour la posture dite prophétique. L’arme nucléaire est effectivement dangereuse, sa prolifération a fortiori. Mais elle a sans doute permis d’éviter que la guerre froide devienne une guerre chaude. Son seul emploi historique, effectivement horrible, touchait un pays qui ne la détenait pas et qui était hors d’état de menacer directement les États-Unis ; je ne suis donc pas convaincu que cet emploi ait été justifié. Cela dit, le même pays avait fait l’objet de bombardements classiques (notamment à Tokyo au printemps 1945) tout aussi horribles. Pourquoi alors ne pas condamner à nouveau (comme le faisaient les conventions de Genève) les bombardements de villes, en soi, quel que soit le moyen ? Car là est le problème : avec les armements modernes, on peut faire de terribles ravages sans avoir besoin du nucléaire.
Dit autrement, il y a accord sur l’idée qu’il faut à tout prix éviter les horreurs que rendent possibles ces armements modernes. Mais le moyen pour cela, c’est la recherche de la paix. Il n’est donc pas du tout évident que l’urgence soit au démantèlement des stocks nucléaires existants, surtout si c’est de la part de certains pays et pas des autres. Il n’est pas même sûr qu’un monde construit comme le nôtre, mais sans arme nucléaire, serait meilleur. J’ajoute que comme pour la peine de mort, il me paraît risqué pour l’Église de changer ses positions sur un sujet de fond sans le motif d’un changement majeur dans les faits. Or la fin de la guerre froide n’a pas débouché sur un monde sans confrontations planétaires. La montée en puissance de la Chine nous le confirme abondamment, sans parler des autres futures puissances. Un monde idéal serait une belle chose. Mais nous en sommes radicalement éloignés. Ce qui compte est d’œuvrer pour la paix, non pas en se concentrant sur un aspect ou un autre, une arme ou une autre, mais en gardant une juste vision des réalités d’ensemble, avec en vue un changement profond des cœurs.
[…] L’une des plus profondes aspirations du cœur humain, c’est le désir de paix et de stabilité. La possession des armes nucléaires et d’autres armes de destruction massive n’est pas la réponse la plus appropriée à ce désir. Bien au contraire, elle semble le mettre continuellement à l’épreuve. Notre monde vit la perverse dichotomie de vouloir défendre et garantir la stabilité et la paix sur la base d’une fausse sécurité soutenue par une mentalité de crainte et de méfiance qui finit par envenimer les relations entre les peuples et empêcher tout dialogue possible. […] Un monde en paix, libre des armes nucléaires, est l’aspiration de millions d’hommes et de femmes partout. Transformer cet idéal en réalité demande la participation de tous : individus, communautés religieuses, société civile, Etats dotés d’armes nucléaires et ceux qui n’en possèdent pas, secteurs militaires et privés, et organisations internationales. Notre réponse à la menace des armes nucléaires doit être collective et concertée, sur la base de la construction, ardue mais constante, d’une confiance mutuelle qui brise la dynamique de méfiance qui prévaut actuellement. En 1963, le saint Pape Jean XXIII, dans l’Encyclique Pacem in terris, lançant lui aussi un appel pour l’interdiction des armes atomiques (cf. n. 60), affirmait qu’une paix internationale vraie et constante ne peut se fonder sur l’équilibre des forces militaires, mais uniquement sur la confiance réciproque (cf. n. 61).
Il faut rompre la dynamique de méfiance qui prévaut actuellement et qui fait courir le risque d’arriver au démantèlement de l’architecture internationale de contrôle des armes. Nous assistons à une érosion du multilatéralisme d’autant plus grave si l’on considère le développement des nouvelles technologies des armes ; cette approche semble plutôt absurde dans le contexte actuel marqué par l’interconnexion, et constitue une situation qui exige une attention urgente et un engagement de la part de tous les leaders.
[…] Nous ne pourrons jamais nous lasser d’œuvrer et de soutenir avec une insistance persistante les principaux instruments juridiques internationaux de désarmement et de non-prolifération nucléaire, y compris le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires. […]