Dans la lignée du dialogue des cultures cher à une certaine « chiraquie », le Louvre Abu Dhabi devait être ce grand musée participant à la fois du rayonnement de la France et de la rencontre des civilisations. Mais la médaille a son revers, ou plutôt ses revers.
Car derrière l’embrassade se cachent des intérêts et des calculs à courte vue et une gestion routinière démentant l’envolée lyrique des engagements solennels. Comme s’il fallait à nouveau donner raison à Mirabeau : pas plus que sa patrie, on ne saurait emporter ces grands musées à la semelle de ses souliers. Le musée, c’est toujours son pays qui rayonne autant qu’il s’exporte assez peu. Car le « soft power » est peut-être soft avant d’être power. Donc faible et fragile, comme si le fait d’être non loin du sable devait rappeler le caractère éphémère des réalisations humaines…
Rendons d’abord à César ce qui est à César : le Louvre Abu Dhabi reste un beau musée où l’on avance au fur et à mesure des époques en partant de la préhistoire pour aller au monde contemporain. C’est passer du silex aux abstractions de Paul Klee en passant par Léonard de Vinci, les peintures pour retables ou le Bodhisattva. Sans tomber dans l’idée que les œuvres sont identiques quelle que soit leur provenance, le Louvre Abu Dhabi met en évidence quelques rapprochements, comme on peut le voir pour la statuaire grecque, qui influença aussi bien Rome que les royaumes du Nord de l’Inde. Le visiteur prend une belle « cure d’altitude mentale », pour reprendre cette formule de Marcel Proust. Côté rue, on pourra dire que le Louvre Abu Dhabi est étincelant. Mais côté cour, c’est moins reluisant…
Un abus à Abu Dhabi
Au commencement était un traité entre la France et les Émirats arabes unis signé en 2007. Dans ses clauses, il prévoyait que l’utilisation du nom Louvre par le musée devait donner à un paiement en plusieurs versements. Les versements successifs prévus jusqu’à 2017 ont bien été honorés. Pacta sunt servanda. Mais dans son article 14, le traité prévoyait aussi que toute utilisation du nom ou de l’image, de quelque manière que ce soit, devait obtenir l’assentiment explicite du Musée du Louvre « sous forme de convention conclue au cas par cas et prévoyant notamment l’intéressement aux bénéfices de l’établissement public du Musée du Louvre ». Autrement dit, le Louvre qui, du point de vue administratif est un service public disposant de la personnalité morale et de son propre budget, devait toucher des royalties pour toute utilisation évoquant le musée. L’intéressement ne pouvait être inférieur à 8 % du chiffre d’affaires. Le musée disposait même de la faculté de demander plus, voire de refuser cette exploitation. On imagine la nécessité de prévoir une garantie pécuniaire en raison d’utilisations qui sont fort tentantes. Or les Émirats n’ont pas respecté cette clause, les publicités et les produits dérivés utilisant le nom ne donnant lieu à aucune convention, ni rémunération. Le Louvre n’a donc perçu aucun paiement pour ces exploitations qui ont été juteuses. La compagnie aérienne Etihad a même utilisé la marque Louvre sans rémunérer le musée, tout comme l’autoroute menant de Dubaï à Abu Dhabi utilisant intensément le nom du musée et ses œuvres. Pire : des campagnes ont eu lieu dans le monde, comme dans le métro de Londres, où les utilisateurs du Tube tombèrent sur des affiches faisant la promotion du Louvre Abu Dhabi. De telles utilisations recourent sans réserve à un nom prestigieux. On imagine le manque à gagner… Pour le Louvre, ce sont des centaines de milliers d’euros, voire des millions, qui ne seront jamais perçus. Il est inutile de contourner la difficulté, car l’article 14 prévoyait bien que « toute apposition de l’un de ces éléments sur un quelconque produit ou service fait l’objet d’une autorisation expresse et préalable du Musée du Louvre sous forme de convention conclue au cas par cas et prévoyant notamment l’intéressement au bénéfice de l’Établissement public du Musée du Louvre ». Or cette clause est restée lettre morte, alors qu’il y avait matière à réclamation. Cette inertie de l’administration étonne quand on connaît la difficulté pour l’État à financer son patrimoine national, à commencer par celui de ses musées. Faut-il rappeler ces soutiens qui diminuent, y compris pour le Louvre ? On mesure l’intérêt de mieux faire respecter un article du traité qui lui aurait permis de se financer. Après tout, le Louvre Abu Dhabi était l’occasion pour le Louvre d’origine de diversifier ses sources de financement sans devoir passer par l’État, les visiteurs ou la générosité des donateurs ! Quant au chantier, il a donné lieu à des tensions et à des confusions avec un désengagement net de l’État français, qui a préféré laisser le Louvre gérer, par exemple, la construction du musée d’Abu Dhabi. Il y a donc l’affaire du mauvais payeur et du piètre intendant gestionnaire. Mais rajoutons au tableau un troisième personnage : le trafiquant d’antiquités.
Un trafic vieux comme l’antique…
En 2017, le Louvre Abu Dhabi est enfin ouvert. On s’étonne pourtant du fait que certaines œuvres aient pu être présentées au visiteur. Comme cette belle stèle de Toutankhamon, dont on découvre la provenance douteuse. Cette affaire aurait impliqué l’ancien président du Louvre, Jean-Luc Martinez, et son bras droit. Pour faire simple, certains objets acquis ont été pillés. On dit que bien mal acquis ne profite jamais, mais pour un musée qui vit sous la pression de son auréole, il est difficile d’admettre que l’acquisition des œuvres d’art vous ramène à… l’Antiquité ! Le trafic d’œuvres d’art embellit peut-être les salles et les galeries, il est aussi une activité lucrative qui permet de blanchir de l’argent sale. Pire : dans un contexte où le Moyen-Orient s’effondre – en partie depuis l’invasion irakienne de 2003 –, des groupes terroristes ont eu recours à la juteuse manne du trafic illicite d’antiquités. Car dans les circuits complexes d’acquisition, la multiplicité des intermédiaires permet de masquer le rôle d’habiles trafiquants en brouillant les pistes. Des œuvres ont pu ainsi passer à des mains plus honnêtes qui ignoraient tout de leur origine. Enfin, on ne peut que s’étonner que la proximité du musée auprès d’un univers en décomposition n’ait pas alerté les promoteurs de cette innovation muséale. Comme si l’Orient avait cessé d’être compliqué… On sait que l’écroulement de l’État irakien a entraîné une gigantesque dispersion des pièces du musée de Bagdad. Si la tablette est cunéiforme, on se doute qu’elle peut provenir du musée bagdadi. Mais d’autres pièces sont moins connues et peuvent déjouer toute attention. Tout douanier n’est pas archéologue ! Plus habilement, on peut antidater les achats des œuvres en mettant une date antérieure à 1970 quand une réglementation internationale imposa quelques obligations. Notre pays est donc encore peu équipé face à des trafics qui obéissent à des circuits alambiqués. Y compris au niveau judiciaire. Les œuvres d’art n’ont pas toujours de pièces d’identité et peuvent sans difficultés franchir les frontières et déjouer les contrôles. Enfin, les musées sont confrontés à cette loi qui les oblige à acquérir. D’où la tentation de ne pas être (complètement) regardant, ce qui déroute les archéologues qui auraient aimé être consultés…
Un musée à l’épreuve du temps ?
Enfin, un dernier problème s’ajoute : celui de la durée, car bien malin celui qui peut entrevoir le long terme. Le Louvre Abu Dhabi a été mis en place à la suite d’un coup de tête. C’est une structure autonome, même si elle reste liée au musée d’origine. L’accord intergouvernemental a été prolongé jusqu’en 2047. Les œuvres appartiennent au musée en propre – il continue à en acquérir – et seraient au nombre de 600. Mais comment inscrire ce lien avec le musée d’origine dans la durée ? Que se passerait-il en cas de franche rupture entre les Émirats arabes unis et la France ? Mais surtout, sans même imaginer de rupture, qu’en sera-t-il d’un éloignement dans le temps entre ces deux structures ? Pour le moment, la France reste partie prenante. Ainsi, les boutiques du Louvre Abu Dhabi sont gérées par la Réunion des musées nationaux, qui exploite les boutiques de nos grands musées. La France est encore présente, ne serait-ce que parce que le nom du musée lui insuffle un certain prestige et que les liens avec le musée d’origine font bien partie du « package ».
Illustration : On jurerait que la statue et le visiteur esquissent le même geste.