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L’homme moderne, seul et vrai coronavirus

Tandis que les autorités sanitaires de la plupart des pays du monde se débattent face au coronavirus d’origine chinoise qui apparaît désormais comme un prodrome de pandémie, l’occasion nous est peut-être offerte de revenir aux interrogations sur le sens de l’homme.

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L’homme moderne, seul et vrai coronavirus

Le mot doit, ici, être saisi dans ses deux acceptions. Quelle direction prend-il dans la conduite de sa destinée ? Quelle est la signification d’icelle et à quelle aune doit-elle être évaluée ? La survenance de cette épidémie confronte l’homme d’aujourd’hui, homo consumans – et son double gémellaire homo festivus –, à la vanité de ses gesticulations, sinon, plus dramatiquement, à la vacuité de son existence. À l’heure de la Grande Dépendance Technologique et de son corollaire, l’amollissant confort qui étouffe jusqu’aux plus saines velléités de réflexion critique, l’indicible drame réside précisément dans l’oubli – voire la récusation forcenée – du tragique de l’existence.

Hannah Arendt explora cet objet de méditation infinie. Connue pour sa définition singulière du phénomène totalitaire, et son approche prosaïque, c’est-à-dire foncièrement humaine, du mal, sa réflexion sur la vie de l’esprit fit d’elle une des dernières grandes néo-platonicienne du XXe siècle. Ainsi, à travers le totalitarisme ou la « banalité du mal », est-ce tout le système de pensée arendtien qu’il convient de mobiliser pour appréhender jusqu’à sa racine causale la condition de l’homme moderne. Arendt fut sans doute une des premières à avoir pris la mesure de l’effondrement de la pensée occidentale dans ce que l’on a coutume d’appeler la modernité.

Des trois champs de l’activité humaine (le travail, l’œuvre et l’action pratique), l’absolutisation du premier caractériserait, en propre, la modernité. Dans Condition de l’homme moderne, elle met en évidence ces trois dimensions de la vita activa (que la philosophe oppose à la vita contemplativa) qui, selon elle – s’inscrivant, en cela, dans le sillage d’un Giambattista Vico ou d’un Auguste Comte –, auraient correspondu à différents âges de l’histoire humaine. La première, celle du travail, met l’homme face à lui-même : animal laborans est tout entier consacré à satisfaire ses besoins primordiaux et vitaux, sans considération pour autrui. Le travailleur n’a d’autre préoccupation que d’assurer égoïstement la prolongation de son existence. À la différence d’homo faber de la deuxième dimension, il ne cherche rien à construire, tandis que ce dernier, au contraire, tend, à travers le façonnage de ses objets, à s’inscrire dans le temps, à durer par-delà les siècles. Ici, la perspective est autre, puisqu’il s’agit de bâtir un monde et donc de dépasser le stade vulgaire et subalterne de la seule subsistance. Quant à la troisième dimension, celle qui réalise pleinement l’homme et sa destinée, celle de l’action à proprement parler, Arendt en fait l’expression ultime du politique au sens grec du terme. L’action nécessairement interindividuelle et collective implique la vie dans une communauté de citoyens égaux, cercle natal de l’avènement du sens – que nous appellerions le « Bien commun » – où s’éprouve la liberté authentique.

L’illimitation consumériste

Arendt avait constaté le renversement de ces trois catégories au bénéfice de la première. Réduit à consommer, l’homme moderne ne se projette plus dans le monde – la civilisation. L’œuvre devient processus utilitaire voire instrument ou outil, la science ayant évacué la pensée, la rationalité ayant supplanté l’expérience. La vie – à laquelle le christianisme avait conféré une incoercible dignité dans la perspective du salut individuel – est condamnée à n’être plus qu’une forme physiologique du bonheur, lequel est immédiatement enté sur l’irrépressible nécessité de posséder, d’accumuler, de consommer et de jouir. La société des hommes n’est alors plus qu’un no man’s land consumériste et festif où les dirigeants sont sommés de répondre, hic et nunc, aux sollicitations, sans cesse contradictoires, de monades habitées par le désir obsessionnel de s’affranchir de toutes les invariants structurants de l’existence (naissance, famille, sexe, nation, hiérarchies, mort). L’action n’étant plus alors contenue dans les limites assignées par les frontières de la communauté d’appartenance dégénère en mouvement perpétuel, abolissant le politique considéré comme obstacle à l’illimitation consumériste.

Inaugurée par les totalitarismes industriels que l’on sait, l’ère moderne a ramené l’homme à sa condition préhistorique. Exproprié du monde, malgré le fait irréductible de sa naissance, l’homme moderne renoue avec « l’esseulement » des premiers temps de l’humanité, cette « désolation dans la sphère des relations humaines […] liée au déracinement et à la superfluité dont sont frappées les masses depuis le commencement de la révolution industrielle, et qui sont devenues critiques avec la montée de l’impérialisme […] et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque » (Le Système totalitaire, Seuil).

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