Les années 1950 furent, pour le cinéma américain, un indéniable âge d’or, dans le domaine du western comme dans celui du film noir. S’agissant de ce genre, la décennie quarante poussait inexorablement ses feux dans celle qui lui succédait.
Comment oublier, par exemple, d’insurpassés chefs-d’œuvre tels High Sierra (La Grande Evasion, Raoul Walsh, 1941), Glass Key (La Clé de verre, Stuart Heisler, 1942), Double Indemnity (Assurance sur la mort, Billy Wilder, 1944), Laura (Otto Preminger, 1944), Phantom Lady (Les Mains qui tuent, Robert Siodmak, 1944), The Woman in the Window (La Femme au portrait, Fritz Lang, 1945), Black Angel (L’Ange noir, Roy William Neil, 1946), Notorious (Les Enchaînés, Alfred Hitchcock, 1946), Out of the Past (La Griffe du passé, Jacques Tourneur, 1947) et mille autres encore que le format de cette chronique nous contraint impitoyablement de passer sous silence. Dans le genre, la seule année 1950 représente un incroyable condensé : The Asphalt Jungle (Quand la ville dort, John Huston), Dark City (La Main qui venge, William Dieterle), Gun Crazy (Le Démon des armes, Joseph H. Lewis), House by the River (Fritz Lang), In a Lonely Place (Le Violent, Nicholas Ray), Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule, Billy Wilder)… et tant et plus.
Minable rabatteur de boîte de nuit
Night and the City (Les Forbans de la nuit) s’insère naturellement parmi les grands classiques tournés cette année-là. Les Forbans de la nuit s’inscrit dans une ensemble de films ayant pour thème le milieu des matchs et des jeux truqués (Plus dure sera la chute, Mark Robson, 1956) ou le monde saumâtre de la nuit (Quand la ville dort). Production atypique s’il en est : réalisé par Jules Dassin (Grec né aux États-Unis puis s’en exilant pour échapper aux foudres inquisitoriales de la funeste Commission des activités anti-américaines), le film, aux allures de véritable tragédie eschyléenne, a pour cadre les bas-fonds londoniens. Richard Widmark y est sublime dans le rôle du minable rabatteur de boîte de nuit, cherchant, de façon pathétique, à « devenir quelqu’un », y compris par les moyens les plus vils, jusqu’à faire fi de son amour-propre. Son objectif ? Ravir le monopole des combats de lutte à Kristo (Herbert Lom), caïd sans scrupule, parrain de la pègre londonienne, qui s’avèrera sans pitié contre son concurrent. Le personnage d’Harry Fabian qu’il incarne à merveille se rédime à la fin d’une éclatante et surprenante manière. Sa pauvre dépouille, balancée dans la Tamise par une brute épaisse (un catcheur se faisant appeler l’Étrangleur) qu’il a manipulée, parvient à sauver son âme (ou ce qu’il en reste) rachetée ainsi in extremis pour les beaux yeux de sa douce fiancée Mary Bristol, magistralement campée par Gene Tierney dans un rôle à contre-emploi.
Forte mais néanmoins au bout du rouleau
Le film est une allégorie de l’Angleterre post-victorienne. La misère du petit peuple de Londres y est touchante et chacun tente de survivre en ayant bien conscience que son appartenance de classe est comme un plafond de verre socialement infranchissable. Le marxisme intelligent du réalisateur y affleure avec justesse et sans pathos. Les mœurs y sont étouffantes et les hommes n’y sont guère à leur avantage. On y devine même leur impuissance sexuelle face à des femmes castratrices, elles-mêmes très ambiguës quand il s’agit de préserver égoïstement leurs intérêts matériels. La vénéneuse Helen Nosseros (interprétée par Googie Withers) est pitoyable lorsque, revenant dans les bras de son mari délaissé (qu’elle trouvera suicidé), elle perd toute dignité par son attitude rampante et soumise. Et que dire de cette image persistante de la mère protectrice, notamment véhiculée par Gene Tierney, qui accuse le caractère faible et infantile d’un Harry Fabian geignard et capricieux ? Selon Raymond Borde et Étienne Chaumeton, le film traite d’un « raté mythomane, coléreux et trompeur, qui réveille la mère au fond de chaque femme » (Panorama du film noir américain. 1941-1953). Le personnage de Tierney, que l’on pourrait penser superficiel et transparent, joue finement sur cette ambivalence ; son voisin du dessus, un artiste manifestement épris de cette dernière, ne songe, en retour qu’à prendre sa place, dans le rôle de l’homme sûr de lui, désireux de prendre soin de cette femme forte mais néanmoins au bout du rouleau. Richard Widmark montre une facette supplémentaire de son talent qui n’est pas sans faire penser à Kiss of Death (Le Carrefour de la mort, 1947) d’Henry Hathaway, autre génial film noir où il jouait le rôle de Tom Udo, gangster psychopathe qui, dans une scène d’anthologie, précipite une vieille dame en fauteuil roulant du haut d’un escalier. Un des plus beaux films de Dassin !