Civilisation
La Nuit du chasseur
Le thème de l’enfance bafouée par des adultes dénués de toute humanité n’est pas chose courante dans le film noir.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Des coups de feu. Un homme s’effondre et lâche, dans son dernier souffle, le nom de « Mildred » (le « Rosebud » de Citizen Kane jaillit à l’esprit). Le cadre est ainsi fixé.
Les premières images d’un film permettent d’identifier la griffe du cinéaste. Bien peu en sont capables. Film noir atypique, mêlant étude de mœurs et psychologie sociale, compte parmi les succès les plus aboutis de son prolifique réalisateur, Michael Curtiz (né en 1888, il tournera son premier tour de manivelle en 1912 !), qui, lors de la sortie du film en 1945, affichait déjà une impressionnante filmographie (Capitaine Blood (1935), Les Aventures de Robin des bois (1938), Les Conquérants (1939), L’Aigle des mers (1940), La Caravane héroïque (1940), tous avec Errol Flynn mais aussi et surtout, si l’on devait n’en retenir qu’un, Casablanca (1943)) et figurait au rang des grandes signatures de la Warner Bros pour laquelle il travaillera de 1926 à 1953. Les critiques se demandent encore si Curtiz est vraiment un auteur au sens plein du terme. Artisan consciencieux sans être laborieux, doublé d’un professionnel inventif et audacieux, faisant preuve d’une incomparable virtuosité technique, Curtiz se caractérise par un cinéma maîtrisé sur le plan formel et à la structure narrative sans temps morts– mais sans précipitation.
Les principaux protagonistes du film se retrouvent convoqués, en pleine nuit, dans un commissariat et tout s’enchaîne très vite. Mildred Pierce, veuve depuis quelques heures, relate alors sa vie (on relèvera l’utilisation intelligente et sans lourdeur du flash-back) entre trois hommes qui, pour l’un, l’abandonnera avec ses enfants (son premier mari, sobrement joué par Bruce Bennett, ne supportant plus l’amour possessif qu’elle porte à leur fille aînée), quand le deuxième lui fera, en vain, une cour effrénée (l’amoureux transi, interprété par le débonnaire Jack Carson) lorsque le dernier l’épousera et profitera de sa fortune, jusqu’à la trahir en séduisant sa fille (l’aigrefin, admirablement campé par Zacharry Scott). Le scénario, signé Ranald MacDougall (réalisateur de Le Monde, la chair et le diable tourné en 1959, une dystopie aussi pénétrante que réussie) d’après un roman de James M. Cain (dont Le Facteur sonne toujours deux fois, Assurance sur la mort et Le Bluffeur [sous le titre français Deux rouquines dans la bagarre] seront adaptés au cinéma, respectivement par Tay Garnett, Billy Wilder et Allan Dwan), ménage une intrigue ne laissant rien percer de l’inattendu dénouement final. Les personnages, aux prises avec leurs démons intérieurs, s’efforcent de sauver les apparences en suivant leur destin : « là, le côté sombre, cynique, noir prédomine. La notion de fatalité pèse sans cesse sur les personnages. Ce sont certes des traits caractéristiques du genre, mais que la mise en scène porte ici à un point d’incandescence. En fait, tout se passe comme si Curtiz tout en respectant les règles, les conventions leur donnaient un éclairage […] totalement différent. Cela s’explique sans doute par ses origines européennes, son éducation et sa culture austro-hongroise » (Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, 50 ans de cinéma américain, 1995).
En effet, outre l’absence de tout manichéisme, l’œuvre, aux accents de tragédie grecque, est sublimée par des cadrages et une lumière qui frisent la perfection et contribuent définitivement à encalminer le film dans le genre. Sous la direction de Curtiz (tyrannique, dit-on), Joan Crawford (Bette Davis et Barbara Stanwyck furent d’abord pressenties) va relancer sa carrière après dix-sept ans passés à la MGM. Le film lui assurera l’Oscar de la meilleure actrice. Mère Courage quasi brechtienne devant affronter les duretés matérielles de l’existence, elle ne cessera, malgré tout, d’être la victime consentante de sa fille aînée (interprétée par une Ann Blyth aussi enjôleuse que vénéneuse) égoïste, envieuse et même parfois méchante (son personnage d’innocente perverse n’est d’ailleurs pas sans faire penser à celui auquel Jean Simmons prête ses traits dans Un si doux visage d’Otto Preminger (1953)), mais à laquelle elle voue un amour sans borne et qu’elle gâte inconsidérément. Si elle finit par retrouver l’amour de son premier mari, c’est parce qu’elle comprend, trop tard vraisemblablement, que sa fille devra devenir adulte en assumant pleinement ses actes. Notons que le film est superbement porté par la musique de Max Steiner dont on ne dénombre plus les partitions (Autant en emporte le vent, La Charge fantastique, La Flèche et le flambeau…).