Civilisation
L’Ange des maudits
Le western est-il condamné à n’être qu’un genre machiste ?
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Le thème de l’enfance bafouée par des adultes dénués de toute humanité n’est pas chose courante dans le film noir.
L’on citera M. le Maudit (1931) de Fritz Lang qui inaugurera ce filon délicat entre tous. Charles Laughton s’en emparera avec audace et brio pour tourner The Night of the Hunter (1955), adapté du roman, aujourd’hui totalement oublié, de Davis Grubb. En ce mitan des fifties, l’acteur Laughton, dont c’est la première production, doit tenter de s’imposer dans le genre comme réalisateur parmi des films tels que Quand la ville dort (1950) de John Huston, Règlement de compte (1953) et House by the River (1950), de Fritz Lang, Les Forbans de la nuit (1950) de Joe Dassin ou encore Un si doux visage (1953) d’Otto Preminger ou Le Démon des armes (1950) de Joseph H. Lewis. Le film sera un échec commercial à sa sortie, sans être, pour autant, boudé par la critique qui aura, postérieurement, tendance à lui tresser des lauriers. Il figure à la 34e place sur la liste des meilleurs thrillers américains, établie par l’American Film Institute, tandis que les Cahiers du Cinéma le portent en triomphe en le hissant au 2e rang des 100 films composant la « cinémathèque idéale ». Bien que non dénué d’imperfections, le film mérite amplement les éloges des cinéphiles. Certes, Laughton se montre parfois maladroit dans la narration. Des scènes eussent méritées d’être retravaillées, à l’instar de la séquence finale, quelque peu décousue, de la foule hystérisée (qui n’est pourtant pas sans faire penser au génial Fury (1936) de Fritz Lang), voire coupées (à la fin, la fête de Noël devient une sorte de préambule à un autre film, faisant presque oublier la tragédie du film en cours). Néanmoins, Laughton n’est pas à court de bonnes idées : ainsi, celle où le petit John (Billy Chapin) raconte une histoire à sa sœur cadette Pearl (Sally Jane Bruce), devant l’ombre murale de la fenêtre de leur chambre, jusqu’à ce que s’y découpe soudainement une imposante – et inquiétante – silhouette chapeautée ; on appréciera également ce subtil plan d’une toile d’araignée derrière laquelle se profile la barque frêle sur laquelle les deux enfants cherchent à échapper au meurtrier de leur mère ; au plan suivant, un crapaud semble fixer la fragile embarcation se dirigeant vers lui.
D’un côté, les enfants échappent au piège arachnéen du faux prédicateur et vrai criminel, Harry Powell, incarné par Robert Mitchum (dont les accès de folie hallucinée ne sont pas sans évoquer ceux de Richard Widmark dans Le Carrefour de la mort [1947] de Henry Hathaway), de l’autre, ces mêmes enfants, insignifiants moucherons, demeurent à la merci de la redoutable langue élastique et collante du batracien prédateur. Véritable conte moral, au parti pris expressionniste assumé (à l’époque, pesait l’empreinte allemande de Lang ou de Robert Siodmak dont Deux Mains la nuit [1946], notamment, mérite le détour), le film a pour théâtre une Amérique puritaine et rurale dont un « prêcheur » cynique et littéralement luciférien vient révéler les ambiguïtés et les hypocrisies. Récente veuve, la mère (Shelley Winters) succombe aux charmes vénéneux de ce mystérieux pasteur tout juste sorti de prison où il rencontra son défunt mari (Peter Graves, à ses débuts), alors condamné à mort. Le sexe et ses tabous travaillent secrètement la psyché de cette communauté se retranchant derrière les cantiques et les paraboles bibliques. On comprend très vite que, dans cet univers-là, les enfants ne sont manifestement guère en sécurité. Il y a immanquablement du Dickens dans cette fiction. Lilian Gish, en mère de substitution pour ces orphelins en perdition, est la seule clairement consciente de l’ambivalence du cœur humain. Mitchum, arborant, tatoué sur ses mains, les mots Love et Hate, campe l’archétype de l’asocial psychopathique jouant, cyniquement, de cette binarité complexe de l’âme. Les enfants eux-mêmes n’échappent pas aux ruses coupables des adultes qui les entraînent dans leurs turpitudes. Le poids du mensonge est trop lourd à porter pour ces deux êtres innocents. D’ailleurs, n’y tenant plus, John répandra sur Powell plaqué au sol par la police, les billets volés, dissimulés par son père dans la poupée de sa sœur. Une leçon de cinéma.