Il va jusqu’à leur prêter une signification symbolique, et il chosifie ainsi la nature, fleurs, chenilles et crânes devenant métaphores de la mort à côté des bulles de savon et des pâtés entamés. Car parfois, saisi d’admiration ou de vertige devant les beautés produites ou le fatras accumulé, ou désirant garder une trace du bonheur qu’ils procurent, l’homme représente les choses, vaste et merveilleux ensemble où l’on retrouve, au hasard d’une exposition que le Louvre consacre à la nature morte, des coussins rouges (derrière un ange), des haillons, un poulet gigantesque, de la vaisselle de prix, un porte-bouteille, des pièces vides, plusieurs bottes d’asperges, des légumes pendus à un fil, une bouteille futuriste, le chapeau rose d’un collecteur d’impôts du XVIe, des truites, un lapin, deux grives mortes et quelques brins de paille. Ces trois derniers éléments étant le titre d’une nature morte de Chardin. Les deux grives reposent sur le ventre du lièvre, tous sortis du carnier et posés sur une table de pierre. À quoi bon ? semble demander le peintre qui ne pare la scène, peinte en 1755, d’aucun détail charmant ni d’aucun accessoire qui lui aurait permis de témoigner de sa virtuosité.

Weyden Rogier van der (1399/1400-1464). Paris, musée du Louvre. INV1982.

Jan Davidsz de Heem, lui, la démontre avec application, dans une grande toile, La desserte (1640), chef d’œuvre du genre : victuailles en partie dévorées et pièces d’orfèvrerie sont entassées sur une table et l’on s’enchante à décrypter les signes discrets de la fragilité des choses, et donc de notre vie, au milieu de cette opulence précise jusqu’au moindre reflet. Juste à côté on voit l’interprétation que Matisse a faite en 1915 du tableau hollandais XVIIe. Si l’on voulait démontrer que le XXe siècle manque de nuances et de subtilité, on ne s’y serait pas pris autrement… Tout y est sec, schématique et plat (la Nature morte vivante, de Dali, en 1956, affirme au moins le métier de peintre, sans pour autant bien plus convaincre). Mais l’idée, continue de la première à la dernière salle, de mélanger les siècles est excellente : l’exposition offre moins « une histoire de la nature morte », comme elle s’intitule, qu’une perspective cavalière sur le genre et sa fortune, sur ses thèmes, cent fois repris, les derniers bien conscients de leurs devanciers : quand Goya peint sa Nature morte à la tête de mouton, vers 1810, il se souvient sans doute de la Nature morte à la tête de bouc de Ribera (vers 1648). Buffet, en 1952, reprend le titre de Goya et en donne son interprétation sèche et Serrano, en 1984, photographie une Tête de vache, visiblement tranchée, posée sur un piédestal de marbre, comme ces antiques dessertes de cuisine.

Frans Snyders, Nature morte aux légumes, vers 1610 © CC0 Staatliche Kunsthalle Karlsruhe. Francisco Jos. de Goya y Lucientes, Nature morte à la tête de mouton, 1808-1812,  © RMN – Grand Palais (Musée du Louvre) / Thierry Ollivier.

Asperges, richesses, textiles, crânes voyagent de siècle en siècle et le gigantesque poulet plumé de Ron Mueck (hyperréaliste australien), Still Life (2009), renvoie aux perdrix bardées et parées de Desportes, dans sa Nature morte de gibier prêt à mettre en broche (1716), curieusement contemplées par un perroquet bien vivant. « Les Choses » est donc moins une véritable histoire de la nature morte que le regard fasciné de spécialistes de l’art sur des motifs permanents, qui échappent presque à la conscience des auteurs. L’exposition s’ouvre d’ailleurs sur un tableau-piège de Daniel Spoerri, Le Repas hongrois (1963), où une table complète, le repas terminé, est figée, vaisselle, reliefs et nappes tout ensemble, œuvre flanqué d’un extrait de L’Épouvantail (1920), de Buster Keaton, où il déjeune sur une table où la vaisselle est fixée pour économiser le temps du dressage et celui de la vaisselle. Là où le dispositif burlesque moque en partie le désir d’efficacité de la modernité, Spoerri, lui, fige pour l’éternité un véritable moment, le momifie, ne se lance pas dans une reconstitution experte ou érudite pleine de signes culturels, comme les maîtres déjà cités : voilà l’éphémère et le banal totalement métamorphosés. Spoerri étonne par son tour de force là où Arman et ses Déchets bourgeois (1959) apitoient. Mais deux photographies réussissent à atteindre l’intensité des peintures classiques : l’entassement des Futons et tatamis souillés par l’eau radioactive, après Fukushima (2011), de Philippe Chancel, l’artiste ayant soigneusement choisi son angle pour cadrer le parfait amas, produisant une œuvre cent coudées au-dessus des accumulations de Boltanski, et le Fait 31, 1992, de Sophie Ristelhueber, très grande photographie de souliers abandonnés dans le désert irakien. Songeait-elle aux Pantoufles d’Hoogstraten (c. 1660), où seule une paire de souliers dans un couloir signale qu’un être humain, quelque part, vit dans cette maison hollandaise ? On ne sait pas mais les commissaires ont mis en vis-à-vis les deux œuvres. Leurs choix sont à la fois évidents et partiaux, nécessaires et bizarres, décevants et enthousiasmants, mais ils réussissent à nous faire partager leur saisissement, quasi métaphysique, face aux choses innombrables et sans cesse renouvelées.

Les Choses. Une histoire de la nature morte. Louvre, jusqu’au 23 janvier 2023

Illustration : Jan Davidsz de Heem, La desserte, 1640 ©RMN – Grand Palais (Musée du Louvre) / Franck Raux.