Je plane comme un oiseau ; mon ombre projette la peur et la stupeur, l’attente ou la ferveur.
Je peux demeurer longtemps quelque part, dans un couple ou une assemblée, au point d’être pesant et même insupportable ; mais je m’évanouis au moindre toucher. Certains jouent très habilement à m’imposer et à me faire disparaître.
J’ai beaucoup d’ennemis, qui m’évitent et me fuient par toutes sortes de stratagèmes ; le bla-bla creux de conversations, les musiques bruyantes ou douceâtres, mais aussi les tics, craquements d’os et autres borborygmes sont vite appelés à la rescousse dès ma timide apparition.
J’ai un peu moins d’amis, qui me cherchent et se plaisent à l’ombre de mes ailes, seuls ou avec des compagnons choisis.
Mon vol peut être guidé par l’élan d’une âme pure, vers la lumière …
Je suis au point de concours si mystérieux de ce qui s’achève et de ce qui commence.
Je suis à la rencontre de ce qui vient d’être dit, de ce qui doit être dit et de ce qui va être dit.
J’apparais au milieu des combats et des bombardements, voilé de noir, souillé de poussière et de fumée, après l’explosion, l’écroulement, l’aplatissement, juste avant les premiers cris.
Je suis penché sur le nouveau-né, juste avant son premier cri.
Je suis un bon compagnon pour les amoureux : entre lui, encore un peu tendu, le cœur un peu tremblant, et elle, toute attente, presque donnée déjà, un peu inquiète aussi peut-être, je tisse une toile légère, une passerelle de douceur qui les rapproche.
Un jour, je me suis trouvé entre cet homme empli d’une divine douceur, d’un incommensurable amour, et la meute hurlante, grimaçante, haineuse, qui exigeait sa mort ; et aussi, après un bref échange, avec celui qui pouvait le sauver, mais qui a eu peur.
Je suis un paradoxe fécond : un poète l’a merveilleusement exprimé ainsi :
J’écoute, à demi-transporté,
Le bruit des ailes du silence
Qui vole dans l’obscurité…
Vous ne serez donc pas surpris d’apprendre que je m’épanouis dans la musique ; je dispose de tout un répertoire détaillé en cours de solfège : la pause, petit rectangle pendu dans la portée, la demi-pause, assise un peu plus bas, le soupir, phylactère chiffonné, le demi-soupir… Arrêtons-nous un peu sur celui-là : il ressemble à une harpe sans colonne et sans cordes, donc musicienne du silence. Il a ses avatars de plus en plus petits, jusqu’au seizième de soupir ! Mon préféré est peut-être le point d’orgue : en effet, ce point surmonté d’un demi-cercle ou d’un signe carré, donne liberté au musicien de me convoquer aussi longtemps qu’il le souhaite après une note ou entre deux mesures du morceau joué.
Je suis le frère muet du cri ; les morts, qui m’entendent, savent bien ce que je veux dire, dans le désert glacé de leur ensevelissement ; la présence exquise et cruelle des âmes chères est un immense cri muet…
Il y a aussi la vibration géante du sang et des pierres, celle qui suit le carnage, sous le ciel bas de la ruine ; sang d’Abel et de tous ses frères innocents…
Enfin et surtout, je suis le frère muet du chant de joie ; je suis une rose épanouie lorsque je me saisis d’une âme d’enfant, candide et neuve qui s’émerveille devant la splendeur du Vrai.