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La vérité devant le tribunal de la Raison

La démiurgie après Emmanuel Kant.

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La vérité devant le tribunal de la Raison

À des titres divers, que ce soit pour s’en attrister ou pour s’en réjouir, le 4 mars 2024 restera pour nos contemporains comme une date charnière dans l’histoire de la Ve République. Ce jour-là, le Parlement (Assemblée nationale et Sénat) réuni en Congrès s’est prononcé en faveur de l’inscription dans la Constitution de la « liberté » des femmes de recourir à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Le 8 mars, fut promulguée la nouvelle loi constitutionnelle relative à cette « liberté », amendant en ces termes l’article 34 de la Constitution : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». Au-delà de la rédaction somme toute très sommaire de cette loi, il convient de se tourner vers le Conseil d’État qui, saisi pour avis par le gouvernement de Gabriel Attal, a affirmé que « la rédaction du projet de loi constitutionnelle, telle qu’elle est proposée par le gouvernement, est libellée de telle manière qu’elle devrait pouvoir s’adapter aux évolutions de toute nature, notamment techniques, médicales ou scientifiques ». Ce faisant, ajoute la haute juridiction, « l’objectif du gouvernement est d’encadrer l’office du législateur afin qu’il ne puisse interdire tout recours à l’interruption volontaire de grossesse ni en restreindre les conditions d’exercice de façon telle qu’il priverait cette liberté de toute portée ». En d’autres termes, le législateur est dorénavant invité, sinon clairement incité, à poursuivre, voire à accélérer le mouvement homicide par préméditation enclenché par la loi Veil du 17 janvier 1975. Il importe de bien comprendre que si la constitutionnalisation n’offre aucune garantie d’irréversibilité, contrairement à ce que claironne en chœur la caste politico-médiatique (ce dont nous ne discuterons pas dans le cadre de cette chronique), confère-t-elle authentiquement un blanc-seing aux pouvoirs publics qui, de jure, voient leur champ de compétence s’accroître d’autant plus démesurément que celui-ci se trouve désormais indexé « aux évolutions de toute nature, notamment techniques, médicales ou scientifiques ». Assurément, une étape décisive vient d’être franchie.

Le plus vaste projet de destruction de l’esprit humain depuis l’Antiquité

À bien y regarder, elle était pourtant en germe dans la philosophie d’Emmanuel Kant (1724-1804). Si l’intellectuel de Königsberg compte encore parmi les plus puissants esprits de la pensée occidentale avec Platon, Descartes, Hegel ou Heidegger, ce n’est pas dû uniquement à l’ampleur de ses travaux sur la conscience et la morale mais à leurs implications anthropologiques et politiques. Tout d’abord, Kant peut être considéré comme le père du « wokisme », puisque, bien avant Nietzsche, Derrida ou Foucault, il s’attacha à déconstruire la raison. Sa Critique de la raison pure (1781) doit s’analyser comme le plus vaste projet jamais entrepris de destruction de l’esprit humain depuis l’Antiquité. Si nous avions tenté d’expliquer dans ces colonnes que Descartes fut bien plus mal lu que réellement compris – au point que l’on a pu en faire abusivement un Kant français – était-ce pour souligner que, chez le Tourangeau, le dubitio – finalement plus important que son cogito dont il n’est que la conséquence – n’est nullement un criticisme mais la condition de toute certitude dans l’accès à la vérité. Ce doute révèle une idée de l’infini dans l’homme, cet être imparfait et fini : « Il faut nécessairement conclure que, de cela seul que j’existe, et que l’idée d’un être souverainement parfait (c’est-à-dire de Dieu) est en moi, l’existence de Dieu est très évidemment démontrée ». Partant, il reconnaîtra que « toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique ». De ce point de vue, Kant apparaît comme l’anti-Descartes radical dans la mesure où il congédie toute métaphysique (la fameuse « raison pure »). Ce faisant, il limite la raison aux seules facultés logiques de l’entendement comme à l’expérience sensible (dont l’espace et le temps sont les données a priori). En l’absence de toute métaphysique, la raison n’aura, alors, d’autre possibilité que de se confronter à elle-même, dans une sorte d’autocritique que Kant appelle le « tribunal de la raison ». Il en vient à édifier une « critique transcendantale » qui « doit fournir la pierre de touche de la valeur ou de l’absence de valeur de toutes les connaissances a priori ». En d’autres termes, loin des vérités objectives fondées sur l’expérience ou sur la foi, la raison ne cesse de tourner sur elle-même, tel ce chien atteint de tournis frénétique, qui cherche à attraper sa queue. La raison, ainsi livrée à elle-même, ne peut que déraisonner à terme puisqu’elle prétendra toujours étalonner le réel sur ses propres normes. Pour Kant, en effet, « jusqu’ici, on admettait que toute notre connaissance devait nécessairement se régler d’après les objets. Que l’on fasse donc une fois l’essai de voir si nous ne réussirions pas mieux, dans les problèmes de métaphysique, dès lors que nous admettrions que les objets doivent se régler d’après notre connaissance ». La démiurgie s’origine à la fin de toute métaphysique et s’autorise arbitrairement toutes les inversions. La vie devient la mort – et la vérité, le mensonge.

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