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La vérité des corps

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La vérité des corps

Mort en 1925, à 46 ans, Dorignac était assez rapidement tombé dans l’oubli. Marie-Claire Masencal s’est efforcée avec succès de l’en arracher, organisant à Roubaix et à Bordeaux une exposition où son talent original se révéla en effet à nouveau. Aujourd’hui, c’est le Musée de Montmartre (charmant ensemble XVIIe perché sur la colline) qui, dans un parcours sensible et intelligent, nous montre Dorignac. Ou plutôt trois Dorignac car le peintre changea radicalement deux fois de manière.

Ses débuts sont d’un impressionnisme bien compris et les portraits de sa famille sont intenses, colorés et lumineux – une lumière qu’il saura toujours admirablement suggérer. La Famille (1909), grande toile ronde, allie tendresse des sentiments et rigueur du dessin, en ayant intégré ce que Signac et Seurat ont apporté au rendu des couleurs. Son mécène, Gaston Meunier du Houssoy, en parlait avec émotion quarante après :

C’est dans ses maternités qu’éclate le génie de Dorignac. Un sentiment profond, aux couleurs harmonieusement appropriées, au dessin impeccable. […] Dorignac a tout réussi : sentiment, coloris, harmonie parfaite et surtout modelé incomparable.

Tout est dit mais cela s’applique plus sûrement encore à ce que le peintre va produire à partir de 1912, des figures noires (fusain, lavis ou encre d’imprimerie), exposées au Salon des Indépendants. Les figures sont imposantes, grandeur nature ou même plus grandes encore pour les têtes, et de belles dimensions pour les corps au travail, haleurs, danseuses ou fermières. Son mécène en parle encore avec bonheur : « L’artiste veut maintenant plier son crayon à rendre, avec un calme presque hiératique et une couleur volontairement monochrome, des œuvres dont la grandeur est uniquement faite d’un frémissement de vie forte et latente sous un masque d’orgueilleuse simplicité. »

Portrait de femme au chignon (L’Amie), 1912. Courtesy Galerie de Bayser © Galerie Malaquais, Paris. © Photographe Laurent Lecat

Effectivement, les têtes paraissent au premier regard impassibles et même sans expression. C’est que Dorignac, refusant de traiter un sujet – ses portraits de famille n’étaient clairement “que” des portraits de famille –, ne veut pas non plus donner dans l’étude de caractère, même si le genre a produit des chefs d’œuvre (ne serait-ce que la Boudeuse de Saly) : il représente ce qui est et ambitionne de concentrer le regard du spectateur. La couleur lui semble une facilité et il veut qu’on s’attache à considérer de près ses têtes : en même temps qu’on s’émerveille de la richesse des détails, des effets de matière, de la qualité de la lumière (plus manifeste dans les corps qui sont comme des bronzes patinés noirs), on se prend à trouver que ces visages sont moins impassibles que silencieux et contemplatifs. Ils sont, intensément.

Cette intensité recherchée le conduit, quand il représente un corps en entier, à abandonner l’impassibilité apparente et à représenter des modèles nus massifs, ramassés sur eux-mêmes, à l’énergie contenue, ou des travailleurs en plein effort, muscles tendus et veines saillantes. Leurs visages ne disent rien d’autre que leur attitude, et d’ailleurs beaucoup, de dos, tête baissée ou en profil perdu, n’ont pas de visage distinct. Mais quelle vérité dans le geste, lui-même très peu démonstratif ! Pas de bras levés maniant la pioche mais une paysanne cassée en deux en train de fouiller la terre, pas de danseuse exécutant un mouvement mais, au milieu d’un jupon, un buste qui se penche vers ses chaussons. Degas ne faisait pas mieux.

La Ballerine, 1912. Collection particulière © Suzanne Nagy

La dernière partie de l’exposition correspond à la troisième manière de Dorignac, qui en aurait certainement eu au moins une quatrième s’il n’était pas mort à 46 ans. Elle est déroutante car elle nie tout ce qui précède : tout devient plat. Dorignac visait des commandes publiques, de grands travaux décoratifs, tapisseries et plafonds, mosaïques et vitraux. On peut admirer un carton de vitrail, le Christ en croix (1918), dans la chapelle Saint François d’Assise de la basilique du Sacré-Cœur : c’est un curieux mélange d’art déco, de naïvetés romanes et d’art byzantin… Les Ateliers d’art sacré, fondés en 1919 par Desvallières – que connut Dorignac –, produisirent des choses bien plus convaincantes. Les figures noires ressurgissent quand même, avec deux oiseaux, un kalao et un grand-duc saisissant, au regard halluciné. Dorignac restera à jamais le maître de cette couleur, inlassablement déclinée en encre, lavis, fusain, crayon noir pour capturer, comme il le disait lui-même, « une étincelle de ce que vous croyez être le beau, ou le vrai. »

Par Richard de Seze

Georges Dorignac, Corps et âmes. Paris, Musée de Montmartre, jusqu’au 8 septembre 2019.

Illustration : Les Haleuses, 1912. Collection Saint-Emilion © Gaelle Deleflie

© Musée de Montmartre / photo Florence Grimmeisen

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