Civilisation
Anecdotes
Jean-Paul Chayrigues de Olmetta aime rencontrer et raconter.
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« Profession ? -– Propriétaire. -– C’est pas une profession. -– Pour moi, si. – Mais je suis son père. J’ai le droit de savoir. -– Moi, je suis son grand-père et vous n’avez aucun droit. Je tiens le domaine de mon père qui le tenait du sien ; c’est une tradition. Alors, allez vous coucher et éteignez la lumière » ; « si vous en avez marre, comme vous dites, vous n’avez qu’à foutre le camp. Ici, vous êtes le mari de ma fille, et rien de plus » ; « on fait pas les beaux-arts quand on sait qu’on aura des terres à gérer et à défendre » ; « le monde a changé, tu sais… -– Eh ben, pas moi ».
L’on pourrait, comme cela, remplir cette chronique de ces répliques cinglantes et vitrioliques qui émaillent l’heure et demi de ce film adapté du roman éponyme de l’écrivain normand, Michel Lambesc – pseudonyme de Georges Godefroy –, que la critique a qualifié de « western rural » – sans, néanmoins, le saluer outre mesure. Dans une veine, sinon similaire, du moins approchante, l’on signalera Les Grandes Gueules de Robert Enrico (1965). Mais ces dialogues, brillamment signés Pascal Jardin (auquel on doit, entre autres, Les Félins de René Clément, Le Tatoué de Denys de La Patellière ou encore Le Chat et La Veuve Couderc de Pierre Granier-Deferre), font définitivement de cette œuvre non moins brillante de Pierre Granier-Deferre, un des films les plus réactionnaires du cinéma français. D’ailleurs, il n’y a pas que le texte. Jean Gabin y est au sommet de son art ; la référence discrète à un passé colonial que l’on voudrait oublier, symbolisée par « Bien Phu », le personnage du garçon de ferme et fidèle factotum interprété par André Weber (Razzia sur la chnouf, Le Pacha, Ho !) ; l’organisation patriarcale de la ferme réunissant autour du « propriétaire » autoritaire, Auguste Maroilleur/Gabin, ses deux filles, ses deux gendres et leurs enfants ; le massacre des vaches bousculées par une jeep conduite par un Dominique Zardi sadique en diable – il jouera tellement bien son rôle qu’il provoquera malencontreusement le décès d’un bovidé durant cette scène fameuse, il est vrai assez éprouvante.
Dans la filmographie de Jean Gabin, La Horse constitue un tournant majeur de sa carrière relativement à l’image de lui-même qu’il donnera au public par la suite. Tourné l’année suivant celle du Clan des siciliens d’Henri Verneuil, La Horse inaugure une série de longs métrages – hormis le gentillet navet qu’est Le Drapeau noir flotte sur la marmite de Michel Audiard, aussi remarquable dialoguiste et écrivain que piètre metteur en scène, à l’exception, peut-être, de Elle boit, pas, elle fume pas mais elle cause – montrant un Gabin dur et inflexible, mais solide comme un roc (Le Chat, Le Tueur, L’Affaire Dominici, Deux Hommes dans la ville). Nous entrons dans les années soixante-dix et, avec elles, dans une nouvelle ère qui consacre la fin d’une époque, celle de la France d’antan, laquelle, tout en pansant les plaies de la guerre, tentait de renouer, aussi paisiblement que mélancoliquement, avec un art de vivre et une culture populaire déjà révolus. La Horse s’inscrit en faux contre la « nouvelle société » portée par les modernes esprits du temps ; Macron perçait déjà sous Chaban-Delmas et Giscard couvait les futures « start up nations ». À sa façon, et de manière exemplaire, La Horse rejoint les films de « vigilantes » tournés aux États-Unis sous les caméras de cinéastes aussi inspirés que Don Siegel (L’Inspecteur Harry et ses suites avec Clint Eastwood) ou Mickael Winner (Un justicier dans la ville et ses suites plus ou moins réussies, avec Charles Bronson). La violence débridée de Sam Peckinpah était passée par là avec La Horde sauvage (1969) et Chien de paille (1971) – film auquel La Horse peut être utilement comparé. La société post-soixante-huitarde du consumérisme effréné, de la libération sexuelle, des drogues et du tourisme de masse – d’autant plus boosté par une prolifique natalité baby-boomeuse – se lâchait, se liquéfiait… et liquidait tout. Comme l’écrit le critique et historien du cinéma Jean-Paul Török, « La Horse est une magistrale claque morale lancée par un Gabin olympien face à une société permissive, infestée par les gouapes et les voyous. Il est un héros salubrement réactionnaire, solidement ancré dans ses valeurs et ses certitudes au milieu d’une société à la dérive ». Une société où, comme le chantait Jean Ferrat, nombreux furent ceux qui « quitt[ai]ent un à un le pays / Pour s’en aller gagner leur vie, loin de la terre où ils sont nés / Depuis longtemps ils en rêvaient / De la ville et de ses secrets, du formica et du ciné »…