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Jeanne ou la sainteté dans l’ordre judiciaire

Jeanne d’Arc réclame le droit. Ses juges s’acharnent à lui dénier. Son procès finit par devenir le leur.

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Jeanne ou la sainteté dans l’ordre judiciaire

De tous les saints qui ont affronté la justice des hommes comme instrument de révélation de leur sainteté, à commencer par Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même qui a voulu que soient révélées devant Caïphe sa condition de Fils de Dieu et devant Pilate sa condition de Roi, Jeanne se situe, après Jésus, au sommet.

À Orléans et dans la Vallée de la Loire, Jeanne a montré son génie et, mieux que cela, comment on pouvait être, à la fois, sainte et chef de guerre.

À Chinon et à Reims, elle a montré comment on pouvait être une sainte et un grand politique.

À Rouen, c’est une autre épreuve qui l’attend, qui la fera passer de l’héroïne à la sainte, mais dans une autre forme de triomphe, celle du martyre.

Comme elle avait brillé à la guerre et dans les conseils du roi, par la simplicité de son bon sens, elle brillera, face aux juges habiles, savants et retors, par la simplicité du même bon sens.

D’abord, comme elle sait qu’elle est là non pas pour être jugée mais pour être condamnée, elle travaille à gagner du temps, le temps, pour elle, que ses compagnons viennent la libérer. D’où les obstacles qu’elle met aux impératifs de la procédure – prêter serment, répondre sur certains points en demandant et en obtenant les délais demandés.

Ensuite, comme elle a deviné que ce qu’ils voulaient c’était, à travers elle, salir son roi, elle s’applique à ne rien révéler de son secret avec le roi, qui est aussi le secret de ses voix. Aussi dès le début elle leur déclare qu’« ils pourront l’écarteler à quatre chevaux, elle ne leur dira rien ».

Les juges, instruments de la Providence

À chaque question revenant sur ce secret ou sur ce qui l’entoure, elle répond « ce n’est pas de votre procès ».Les juges iront jusqu’à envisager la torture, en l’amenant dans la salle prévue à cet effet pour tenter de l’impressionner ; elle leur répondra en riant qu’elle leur a déjà dit qu’ils n’obtiendraient rien d’elle, ajoutant cette formule définitive sur la torture : « Et quand bien même je vous en aurai dit quelque chose, aussitôt après je dirais que cela ne vaut rien puisque je l’ai dit sous la torture ».

Ses voix lui ayant dit de répondre hardiment, et non d’opposer, comme cela aurait été possible, un silence méprisant, elle répond sur les autres questions qui, souvent, n’ont pas d’autre but que de gagner du temps – du côté des juges, cette fois, car ils ne savent comment l’attraper – et nous donnent ainsi un tableau de Jeanne par elle-même, à Domrémy, dans son enfance, entre son père et sa mère, auprès du roi à Chinon et à Poitiers, à Reims pour le sacre, à Orléans pour l’assaut où elle fut blessée, à Paris aussi où elle fut blessée, à Saint-Denis où elle fait retentir Monjoie « pour ce que c’est le cri de France ». Les juges, malgré eux, font le travail que leur avait assigné la Providence : écrire l’histoire de Jeanne vue par ses ennemis pour qu’elle soit vraiment indiscutable ; le procès de canonisation de Jeanne commence à Rouen.

Comme elle avait récusé, en une phrase, la force probante de la torture, elle dira, en une phrase, la condamnation de sa condamnation qui arrive : « Tous les juges de Rouen et de Paris ne sauraient me condamner sans droit ».

Jeanne ne sait ni A ni B, mais elle a un sens aigu de ce qui est droit. Elle sait que si Messire Dieu l’a envoyée auprès de Charles pour lui rendre confiance et le faire sacrer, c’est parce que Charles est dans son bon droit, et que le Traité de Troyes qui le déshérite, bien que rédigé par de très savants clercs de l’Université de Paris, est une injustice. Or Dieu est pour la justice. En quoi Jeanne rejoint la plus ancienne tradition française qui éclate dans la chanson de Roland, lorsque le vieil empereur Charles va affronter en combat singulier l’émir Marsile, qui est brillant et agile. Marsile avait dit à ses troupes « Servez-moi et je vous donnerai de belles villes, de beaux fiefs, de beaux chevaux et de belles femmes ». Charles, lui : « Vous savez que j’ai le droit pour moi » et les vassaux de l’acclamer : « nous le savons, sire, tu es dans le droit ».

Jeanne réclame le droit, et quand il est question du Pape elle réclame, avec un sens très sûr de l’à-propos procédural, d’être conduite devant lui, ce qui, dans un procès d’Inquisition, en matière grave où l’accusée risque la mort, est un motif impérieux de renvoi. Cauchon passera outre, mais le fait sera retenu dans le procès d’annulation comme la marque d’un vice évident.

Les juges, ou le dévoiement de la justice

Ainsi, même dans une situation qu’elle sait sans espoir, Jeanne continue de se battre, et ce qui est le témoin de sa défaite temporelle devient le socle de sa victoire pour l’avenir et pour l’éternité. Les juges ont une fonction sacrée, qu’ils le sachent ou le méprisent. Le pouvoir qu’ils exercent leur a été donné d’en haut ; Jeanne l’a compris. Bien sûr il lui arrive de leur dire : « Vous n’êtes pas mes juges, vous êtes mes ennemis » mais elle continue de répondre, quand elle estime qu’elle le doit, car c’est une bataille et elle ne se dérobe pas à l’effort.

Rouen est la plus belle victoire de Jeanne. On y distingue son sens de l’à-propos, la justesse de son coup d’œil, la clarté de sa pensée et le bonheur de ses expressions, la profondeur de sa mystique et l’allégresse de sa foi. Si elle s’était refusée à répondre, nous n’aurions rien de tout cela et les minutes de ce procès, qui sont « le bréviaire du laïc français », seraient restées dans les intentions divines.

Il y a une autre leçon, terrible celle-là, c’est que la sainteté dans l’ordre judiciaire s’est inscrite ici par les juges mais malgré eux, au moyen de leur fonction divine dans le dévoiement de cette fonction. Le droit, la justice, à Rouen, c’est Jeanne et, à plusieurs reprises, on sent le frémissement de ce jugement des juges : « Prenez garde à vous car je suis venue de par Dieu ! ».

Jeanne n’a bénéficié d’aucun miracle. Sa vie surnaturelle si intense ne contenait aucun passe-droit. Elle a souffert les chaînes, les insultes, les injures de ses gardiens et la violence de ce milord venu tenter de la forcer. Elle a été malade et a cru mourir en prison. Ses voix ne lui ont soufflé aucune réponse, elles l’ont encouragée : « Réponds hardiment », « Ne te chaille pas de ton martyre, tu t’en iras bientôt au royaume de Paradis » ; mais, comme à Orléans ou dans le conseil du roi, c’était à Jeanne de trouver la stratégie et les mots qui conviennent ; « Dieu nous a créés le moins possible », disait Blanc de Saint-Bonnet. Cette liberté se retrouve dans la sainteté. Jeanne a été portée par ses voix mais elle a soutenu, seule, à jeun, des interrogatoires qui ont pu durer une demi-journée ou la journée entière. Le procès de Rouen est aussi un exploit physique, digne de cette jeune guerrière.

Ainsi la nature a rejoint la grâce et, durant trois mois et neuf jours, la sainteté de Jeanne a dominé cette salle d’audience, faisant de ce printemps de l’année 1431 le sommet de l’histoire judiciaire, après les trois jours Saints de Jérusalem.

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