Il faut, jeunes gens, que vous trempiez votre plume sept fois dans l’encrier avant d’employer un adjectif, c’est capital.
Si vous le choisissez sans discernement, vous risquez de déconsidérer la juste cause pour laquelle vous vous battez âprement. Écoutez, des regrets, si vous avez à exprimer des regrets, sont toujours « sincères » ; les vœux aussi d’ailleurs. Une pensée, une vraie, une pensée citoyenne, est « profonde ». Un projet progressiste est « innovant ». Mais je vois que le mieux est encore que je vous donne un exemple. J’ai donc rédigé à votre intention un petit texte qui célèbre les vertus éminentes (toujours éminentes, les vertus) d’un homme politique que nous chérissons tous et que vous reconnaîtrez aisément :
« Placé dans des circonstances dramatiques (un lâche attentat dont nous gardons un souvenir mémorable et qui produisit de nombreuses victimes innocentes), placé donc sur un siège éjectable, il eut une action déterminée sans concessions déshonorantes. Il tint les rênes de l’État d’une main ferme dans un gant de velours. Ses discours d’une pensée profonde et élevée n’excluaient pas les manifestations d’un humour décapant (on peut dire aussi « dévastateur », « ravageur », « corrosif » ; vous voyez, dans certains cas, il n’y a pas qu’un seul bon adjectif, trois ou quatre se présentent au jugement avisé, on fera preuve alors d’un doigté infaillible). À un âge avancé, jouissant d’une insolente bonne santé et recevant le vibrant hommage de tout un peuple unanime aux rangs clairsemés, il fut pressé instamment (« instamment », jeunes gens, n’est pas un adjectif, mais les adverbes aussi réclament une méthodologie efficace, on peut dire aussi efficiente), il fut donc pressé instamment d’écrire ses mémoires. Il s’exécuta de bonne grâce et produisit avec un talent fou, dans un style jubilatoire, sans aucun mauvais jeu de mots, un chef-d’œuvre absolu. C’était un immense écrivain. »
Vous le reconnaissez, n’est-ce pas ?