Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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À l’heure où la guerre culturelle fait rage sur tous les écrans, les geeks pris en otage doivent revenir à leurs fondamentaux. Mais les politiciens ne semblent pas s’intéresser à cette culture ni la comprendre. Portrait d’une génération oubliée.
Vous avez sûrement déjà croisé, au détour d’un écran, un de ces individus étranges, aimant les jeux de figurines et les lignes de code, s’habillant comme son héros préféré pour les occasions et lisant (trop) de romans à haute teneur en chevaliers. Ces individus sont les geeks, et ils portent avec eux toute une culture riche et libre de l’influence des médias mainstream (“classiques”).
Les geeks construisent et voyagent dans des univers imaginaires, dont ils se servent pour s’échapper du réel. Mais attention : un univers peut contenir des dragons et des pistolasers, il ne doit pas moins répondre à une cohérence. Chaque univers bâti par ou pour les geeks répond à des lois immuables, différentes du nôtre mais cohérentes entre elles, et dont les geeks adorent discuter entre eux, provoquant une certaine stupéfaction chez leur entourage non initié.
Les geeks apprécient non seulement d’explorer mais aussi de connaître à fond leurs univers préférés. De quels univers parle-t-on ? Il existe quelques œuvres majeures qui délimitent le paysage de la culture geek. La plus emblématique sera Star Wars, à égalité avec Le Seigneur des anneaux. On retrouve aussi dans le désordre Buffy contre les vampires, les cycles de Dune ou de Harry Potter, ou d’autres moins connus du grand public tels que Warhammer, Cthulhu ou Stargate. Les supports sont variés (TV, livres, jeux-vidéo…) mais l’esprit reste le même.
Cela posé, cette population semble passer sous le radar de toute tentative de quantification ou d’analyse politicienne. Qui sont-ils, combien sont-ils, quelle est leur importance réelle dans la sociologie politique du pays, voilà des questions auxquelles les grands médias souhaitant ne pas se confronter, préférant les reléguer dans la case des technophiles un peu étranges, ou carrément les ignorer.
Ce côté insaisissable va de pair avec la nature même d’Internet, leur terrain de prédilection. Polymorphe et anonyme par excellence, le web mondial permet à ces créatures discrètes et hésitantes « dans la vraie vie » de se trouver une identité et se connecter avec ses pairs.
Il est globalement admis que le geek typique est un homme, jeune et célibataire. Ce n’est qu’un a priori et il existe des geeks de tout type ; le stéréotype n’est cependant pas usurpé. Pour les jeunes de la classe moyenne, la culture geek présente une manière d’être « rebelle » sans pour autant poser un problème social. On adopte des codes culturels différents à base d’elfes et de programmes informatiques sans pour autant brûler des voitures ou insulter son entourage.
Les geeks se rassemblent en premier lieu autour d’une technicité : leur maîtrise des arcanes d’internet et de la technologie de pointe en général n’est plus à prouver, et cela leur permet des prouesses comme nous le verrons plus tard. Ils se rassemblent en second lieu autour d’éléments culturels : les œuvres majeures de leur univers ainsi que les « mèmes »¹ constituent leur socle culturel commun, qu’ils utilisent pour se reconnaître et se comprendre entre eux à la manière des corporations de l’Ancien régime. Là où un public non averti pourrait ne voir qu’une suite d’images, un geek lira une conversation complète grâce aux références partagées par l’ensemble de la communauté.
Cette cohorte n’intéresse pas le monde moderne, car elle n’a pas a priori de vocation politique. Après tout, qu’a-t-on à dire des sages enfants de la classe moyenne qui ne brûlent pas de voitures et ne se teignent pas les cheveux en violet pour dénoncer des oppressions toutes plus saugrenues les unes que les autres ?
Mais les médias comme les politiciens commettent une erreur en laissant de côté cette communauté qui connaît l’architecture d’internet comme sa poche. Petit à petit, les geeks reprennent en main le contrôle de leur existence politique… Et ça ne plaît pas au système.
Le premier coup ayant surpris toutes les rédactions de la planète fut le fameux mouvement des Anonymous. Les participants, principalement issus des imageboards anglo-saxons (groupe de discussion où on partage des images), profitèrent de leur anonymat dans le groupe pour développer des revendications communes : la neutralité et la transparence du net, l’accès à la culture, les libertés individuelles… Pour être certains de ne pas voir de « figure » émerger, ils dissimulent leurs visages sous des masques de Guy Fawkes lorsqu’ils manifestent dans la rue. Ce n’était qu’un prélude à la situation actuelle. Aujourd’hui, l’alt-right, ce que Technikart appelle « la droite en baskets » ou encore « les fabos » (fachos bohème), se développe avec un immense succès dans cette sociologie. Et ce pour deux raisons.
Tout d’abord, la communauté geek, du fait de son socle de valeurs, a su développer une conscience propre, latente mais forte. L’univers mental des geeks s’articule autour de l’esthétisme japonais et occidental, mais aussi d’éléments plus bruts. Le dépassement de soi est l’une des valeurs fondamentales de la culture geek. Il ne s’agit pas de devenir champion olympique, mais de faire systématiquement de son mieux dans tout ce que l’on entreprend. On prendra pour illustrer ce propos l’exemple du jeu vidéo : dans What Video Games Have To Teach Us, le professeur James Paul Gee explique que la résilience et le fait de recommencer jusqu’à réussir constitue la mécanique de base du jeu… et de l’apprentissage même. Les geeks, ces joueurs invétérés, répondent totalement au principe de résilience. Les œuvres geeks répondent à la typologie de la quête du héros, qui pousse à trouver une motivation pour aller de l’avant et se découvrir en tant qu’individu responsable et actif dans le monde.
Car, afférentes à ces héros, viennent les valeurs qu’ils incarnent, et que le geek reprend à son propre compte. Vous connaissez sûrement Batman avec son idéal de justice, mais vous trouvez aussi Edward Elric (Fullmetal Alchemist) et son respect inconditionnel pour la vie sous toutes ses formes, Ashitaka (Princesse Mononoke) et sa quête d’un regard sans jugement, Paul Atréïdes (Dune) et sa soif de liberté pour le peuple Fremen… Chaque héros porte ses propres valeurs, toutes nobles, qui inspirent la communauté geek dans son ensemble.
C’est cette noblesse et cette soif de liberté qui ont incité beaucoup de geeks à encourager Edward Snowden, le lanceur d’alerte, et Julian Assange, de Wikileaks, dans leurs démarches contre l’emprise gouvernementale sur leurs sociétés.
Ensuite, cette culture latente qui ne demandait qu’à jouer et coder en rond se retrouve petit à petit la proie du Sacro-Saint Progrès. Le Camp du Bien a parfaitement compris le danger de laisser cette sous-culture vivre toute seule, d’autant qu’à lui seul le poids financier du jeu vidéo est supérieur à celui de l’industrie musicale et télévisuelle. Il était donc temps qu’on s’inquiète de cette liberté de ton, de cette aspiration à l’héroïsme et de cet ensemble culturel occidental.
Car si la culture geek s’ouvre volontiers à la diversité, elle reste majoritairement un refuge pour de jeunes (et moins jeunes) occidentaux, qui y trouvent une certaine structuration face à un monde qui ne veut pas d’eux parce qu’ils n’ont pas le statut d’une quelconque minorité. La culture geek constitue une contre-culture efficace, très puissante et positive contre les médias dominants, qui nous rabâchent à longueur de spots financés par nos impôts à quel point il faut trier ses déchets et manger du quinoa bio.
L’industrie “mainstream” l’a très bien compris, et a décidé de retourner leurs œuvres préférées contre eux, afin de casser ce bastion culturel. On notera par exemple que la série Once Upon a Time, mettant en scène les personnages traditionnels du folklore, a choisi de faire incarner Lancelot par un afro-américain. De même, les créateurs de la série Le Seigneur des Anneaux, prévue pour 2020 par Amazon Prime, ont précisé qu’ils comptaient ajouter à l’œuvre de Tolkien, écrite en hommage aux contes scandinaves, une diversité très attendue. Cette attaque en règle de la culture geek a provoqué un réveil des valeurs geeks restées jusque là en latence.
Car les geeks se construisent autour de l’esprit d’impertinence et d’irrévérence. Les politiques de discrimination positives ne peuvent pas prendre dans une culture où seuls comptent la compétence individuelle et le savoir technique.
Toute cette entreprise de destruction de la culture geek provoque un retour de balancier violent. Les communautés en ligne se rendent compte de la supercherie du Camp du Bien, et deviennent de plus en plus virulentes dans leurs répliques. Le forum 4chan, ainsi que sa version française, le fameux Forum Blabla 18-25 ans de jeuxvideo.com, défient en permanence les médias coincés dans la nouvelle morale pudibonde de la bienpensance. Leur dernière en date fut de sciemment essayer de faire croire aux médias dominants que le lait était un symbole néonazi. Ils ont monté le dossier avec des arguments tous plus spécieux les uns que les autres et leur habileté technique leur a permis de diffuser cette idée le plus rapidement possible. Quand les médias se sont mis à joyeusement débloquer de concert sur le sujet, ils se sont dit qu’ils pouvaient aller plus loin, et ont décidé de faire passer le signe « OK » pour un symbole suprémaciste blanc… Et leur intox a pris !
Si les gouvernements successifs essayent de draguer cette communauté en multipliant les interview compassées et risibles sur Youtube et Twitch, comme lors du Grand Débat, le contact ne passe pas. Le seul homme politique à comprendre un peu comment internet fonctionne aujourd’hui est le curieux ex-LaREM Joachim Son-Forget, et (étonnamment) Henry de Lesquen, qui est allé rencontrer des personnalités du 18-25, forum sur lequel sa liberté de ton plus que ses positions est très appréciée.
Et c’est très exactement la raison pour laquelle les politiciens ne pourront plus ignorer bien longtemps cette communauté. Elle dispose à la fois de toute sa liberté de parole et des clefs des technologies de communication. Pour le moment, les gouvernements choisissent de contrôler et censurer au maximum ce qui peut l’être en mettant en place des dispositifs en collaboration avec Facebook et Google. Mais les coutures craquent toujours sur Internet. Gageons que ces jeunes éduqués et délaissés par les pouvoirs publics sauront d’eux-mêmes contrebalancer les nouvelles politiques culturelles, ou plutôt la nouvelle morale canulante du Camp du Bien.
« À l’origine, un mème est une « particule » de culture, comparable à un gène appartenant au règne des idées. Ce concept a été théorisé par Dawkins dans son traité Le Gène égoïste (1976), en combinant le mot grec mimesis (imitation) et le mot français même. Selon la définition officielle, c’est « un élément de langage reconnaissable et transmis par répétition d’un individu à d’autres ». Il peut prendre la forme d’un tic de langage propre à une profession, d’un proverbe, ou d’une idée politique… On considère souvent que la mélodie de « joyeux anniversaire » est l’un des mèmes les plus efficaces au monde. » Extrait du blog Gee Me Right, article « The left can’t meme ».
Illustration : Guy Fawkes, conspirateur catholique mort en 1605, brûlé en effigie chaque année, inspira le scénariste Alan Moore pour sa bande dessinée V pour Vendetta, dont les Anonymous reprirent le graphisme. La culture populaire est un vaste réseau intertextuel.