Exploration de la morale du ressentiment avec Nietzsche, Scheler et Sombart.
En 1908, dans Orthodoxie, Gilbert Keith Chesterton écrivait ces lignes qui passeront à la postérité, y compris – et surtout – dans leur dénaturation littérale et signifiante : « Le monde moderne n’est pas méchant ; sous certains aspects, le monde moderne est beaucoup trop bon. Il est plein de vertus désordonnées et décrépites. (…) Mais les vertus, elles aussi, brisent leurs chaînes, et le vagabondage des vertus n’est pas moins forcené et les ruines qu’elles causent sont plus terribles. Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles. Elles sont devenues folles, parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles vagabondent toutes seules ». Mal retranscrite parce que trop rapidement lue, cette citation se voit régulièrement amputée de sa dernière phrase qui en confère pourtant tout le sens. Ces idées chrétiennes « vagabondent toutes seules », soit, dit autrement, sans Dieu. Une fois de plus, dans un geste tout protestant, l’homme paraît fréquenter les Évangiles comme il se rendrait dans n’importe quel bazar de nos consuméristes Capharnaüm postmodernes ; il y fait son « marché », s’accommodant ainsi de vagues principes effilochés, qu’une âme, qui ne l’est pas moins, fait remonter à la surface de son esprit spécieux et embrumé. De là, cette propension maladive de nos contemporains au ressentiment, soit cette altération, ce gauchissement de l’âme qui se complaît, faute de pouvoir/vouloir s’élever au sublime du Royaume de Dieu, à la sensibilité exacerbée, à la sensiblerie, au sentimentalisme, à l’humanitarisme. Il faut y voir des mécanismes de compensation psychique propres aux sociétés démocratiques égalitaires, où chacun se confronte à sa propre incapacité de surmonter son impuissance.
De cette haine sortit un amour nouveau
Le refoulement d’icelle génère des sentiments mêlés de haine, de jalousie, de malice, de rancune, de rumination, de vengeance, d’envie, de méchanceté… L’on doit précisément à Max Scheler (1874-1928) de s’être livré à une exploration des tréfonds de l’âme humaine pour en mettre à jour son ressort le moins avouable, c’est-à-dire le plus peccamineux au regard des Ecritures. Parce que le ressentiment est inhérent à la civilisation moderne, en fait-il également le « symptôme de la décadence ». Mais, il va à rebours de Nietzsche qui voit éclore dans l’amour chrétien « la fine fleur du ressentiment » : « voici ce qui s’est passé : sur le tronc de cet arbre et de la vengeance judaïque – la plus profonde et la plus sublime que le monde ait jamais connue, de la haine créatrice de l’idéal, de la haine qui transmue les valeurs, une haine qui n’eut jamais sa pareille sur la terre – de cette haine sortit quelque chose de non moins comparable, un amour nouveau » (La Généalogie de la morale, 1887). Scheler s’inscrit en faux et affirme que Nietzsche « méconnaît l’essence de la morale chrétienne et notamment la notion chrétienne de l’amour », celle-ci devant se comprendre non pas comme « une donnée d’ordre biologique, politique ou social », mais comme s’adressant « au moins en premier au centre spirituel de l’homme, à sa personnalité elle-même, sur le plan où il participe immédiatement au Royaume de Dieu » (L’Homme du ressentiment, 1923). L’erreur fondamentale de Nietzsche est d’avoir interprété le socialisme égalitariste comme surgeon, métonymie séculière du christianisme. Il est demeuré aveugle au fait que l’amour humain de/pour l’homme en général, qui professe la paix universelle et une préférence outrée – désordonnée – pour l’Autre ne fait rien de moins que de recycler ses haines dans « une disposition impersonnelle à procurer le bonheur ».
Désintégrer la morale chrétienne
Ce qu’il y a de proprement inouï tient dans cette corrélation entre le ressentiment et la perte de tout sens de la transcendance. Après la Chute originelle, c’est comme si l’homme chutait une seconde fois. Racheté par l’Incarnation de Dieu fait homme, il choisit, néanmoins, de se détourner de cet amour rédempteur infini de Dieu (qui montre, là, l’inimaginable étendue de sa Miséricorde), sacrifice suprême, pour lui substituer un vague amour humain pour l’« humanité », indexé sur les élans du cœur, faussement altruiste pour ce qu’il a d’émotionnellement intéressé dans l’immédiate satisfaction égoïste de ses sens et de ses sensations. L’amour du prochain devient commensurable à l’amour de soi, non pas au sens chrétien, ouvert sur les « valeurs positives », i. e. désintéressées de l’amour divin, mais dans son acception humanitariste qui commande la sympathie, la commisération pour autrui, dans un processus négatif et conscient – c’est-à-dire calculé – de haine constamment refoulée. Scheler y voit l’idéologie bourgeoise à l’œuvre : « la morale bourgeoise, qui depuis le XIIIe siècle n’a cessé de désintégrer la morale chrétienne, et dont la Révolution française a été l’apogée, a sa source dans le ressentiment. Tout près de nous, dans le socialisme contemporain, le ressentiment est devenu un facteur de première importance qui petit à petit a évincé la morale éternelle ». Il rejoint en cela l’économiste Werner Sombart qui avait pareillement observé que « ce furent des hommes d’extraction bourgeoise, […] qui, jaloux des seigneurs et de leur manière de vivre, aimant au fond la vie seigneuriale, mais s’en trouvant exclus […] s’en allèrent partout déclarant qu’il n’y avait rien de plus vicieux que ce genre de vie » (Le Bourgeois, 1913). Pour Scheler, l’homme du ressentiment s’illusionne dans « cet amour de l’humanité [qui] exprime surtout […] le refoulement de la haine de Dieu ». Mais la haine de l’homme suit aussitôt : « il y a une illusion qui consiste à prendre pour de l’amour ce qui n’est qu’une réfraction de la haine à travers l’amour : haine de soi et fuite de soi ». Tel est le portrait en pied de l’homme « déspiritualisé » que vitupérait Bernanos…