Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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C’est assurément un trait caractéristique de la modernité que de remplir les outres de son vide spirituel, tant par de la matière consumérisée que par l’immatériel de la clameur, du tumulte, du tapage.
Depuis peu, s’est ajoutée la péroraison incontinente des réseaux dits sociaux, topique de toutes les désinhibitions, de toutes les impudeurs, bref de toutes les obscénités. Ces dernières se mettent « en scène », quand leur étymologie leur enjoint, plutôt, de demeurer « hors scène » (ob scaena). Mais tout s’étale en notre triste aujourd’hui et, surtout, s’entend à voir (« l’œil écoute », disait Paul Claudel) car ce qui est exhibé, c’est-à-dire littéralement mis dehors (ex habere), donne de la voix (Lacan en aurait probablement conclu que si plus rien n’est dissimulé, celé dans le plus profond secret, alors c’est que tout se voix !) Tel mandataire de la Chambre basse, se trouvant sans doute dans l’incapacité de donner de l’organe au sein d’un hémicycle cacophonique, se plaît à prendre la pose sur une plateforme virale, la tête d’un ministricule coincée sous son pied, lequel commis de l’État qui n’en peut mais, s’époumone au milieu de cette turbulente basse-cour qui parle et ment – selon la plaisante formule attribuée à Victor Hugo –, pour faire entendre la raison d’un prince haï. Ailleurs, chez les gazetiers audiovisuels, sans répit l’on commente, l’on ratiocine, l’on palabre, l’on chicane, l’on jacasse et l’on ergote ; oncques paroles ne se sont rendues aussi inaudibles ; abîmées dans les flots noirs et vrombissants de leurs verbosités creuses, elles n’en engendrent pas moins un indescriptible brouhaha qui exalte les passions, harasse les âmes, étrille les cœurs et enténèbre les esprits. Il est un fait historique avéré que le bris du silence par la modernité a correspondu au relâchement des mœurs. Les viscères s’exposent et, avec eux, leurs bruyants et malséants borborygmes. Les mots eux-mêmes, jaillissant profusément dans une éruption syntaxique des plus anarchiques, témoignent d’une perte de retenue, d’une indifférence fière et hautaine à toute discipline. Dans Syntaxe ou l’autre dans la langue, Renaud Camus montre que la syntaxe est, tout à la fois, civilisation, héritage, distance, bienséance, tenue, ordonnancement, formalisme ; autant de chaînes patiemment tressées, enserrant le cou de notre animalité primordiale ; quand celle-ci rompt ses liens, l’homme ne s’empêche plus – comme aurait dit l’autre Camus. La parole enfle alors, se boursoufle d’elle-même, entraînant les commentaires les plus insignifiants, les opinions les plus vaines, les idées les plus dérisoires. Le silence y perd irrémédiablement son magistère, insuffisamment armé pour affronter une telle avalanche logorrhéique. Hâbler est suprême contentement. Le verbe s’est massifié. Mais qu’a-t-on encore à dire, quand le silence est laissé en friche ? Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) reconnaissait pourtant que « le langage ne vit que du silence : tout ce que nous jetons aux autres a germé dans ce grand pays muet qui ne nous quitte pas. » (Signes, 1960).
La civilisation technicienne amplifie et aggrave cette surabondance verbale qui est indissociable d’une propension pathologique à l’agitation, ainsi que l’a pertinemment montré Pierre-André Taguieff en forgeant le néologisme « bougisme », « dernier avatar historique de la religion du ’’Progrès’’ ». Au sortir de la dernière guerre, Georges Bernanos (1888-1948) avait fortement pressenti le péril liberticide que ferait peser la Technique sur l’homme « déspiritualisé » : « Dans la lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure, la Civilisation des Machines ne s’inspire, directement du moins, d’aucun plan idéologique, elle défend son principe essentiel qui est celui de la primauté de l’action. La liberté d’action ne lui inspire aucune crainte, c’est la liberté de penser qu’elle redoute. Elle encourage volontiers tout ce qui agit, tout ce qui bouge, mais elle juge, non sans raison, que ce que nous donnons à la vie intérieure est perdu pour la communauté. » (La France contre les Robots, 1944). La « vie intérieure », le mot est lâché et quel mot ! S’habiter soi-même avant d’arraisonner le monde, telle devrait être l’objurgation première, celle qui retiendrait tout individu de s’épancher en vain, c’est-à-dire sans telos ; par égotisme puéril. Bossuet (1627-1704) recommandait de « faire de temps en temps silence à l’imitation des anges ». Prendre modèle sur les anges, c’est essayer de toucher le Ciel ; c’est précisément ce à quoi le progressisme postmoderne s’acharne à faire obstacle. Bernanos, encore : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Commentant cette célèbre phrase, Sébastien Lapaque exhorte, non sans raison, à se la « répéter tous les matins en se levant avant d’allumer son smartphone. Une phrase capable d’enflammer les cœurs simples et les âmes fortes en leur faisant préférer la promesse des laudes aux sortilèges de Facebook » (Revue des Deux mondes, avril 2022). C’est dire encore avec Bossuet, derechef, que l’« on fait des pertes déplorables par le défaut de silence », ce d’autant plus, ajoutait-il, que « le silence retranche beaucoup de péchés et de défauts ». Le mot d’ordre est simple : s’exiler intérieurement de ce monde et renouer avec l’éternité placée par le Créateur en soi. Toute parole devrait être un gain précieux pour l’esprit.